Pré-Print de Boris Beaude, 2014, « Le local à l’épreuve d’Internet », in La société éclatée. Le retour de l’objet local, dir. Franck Cormerais et Pierre Musso, Éditions de l’Aube, pp. 67-81.

Le local à l’épreuve d’Internet

Les enjeux du local sont des enjeux spatiaux. Ils peuvent être politiques, économiques ou culturels dans leur portée, mais ce sont intrinsèquement des problèmes d’espace. La seule évocation du local implique l’espace et signifie sa prégnance dans un contexte particulier. La décentralisation, comme la décolonisation, illustre très bien cette association entre des enjeux politiques majeurs et une conception particulière de l’espace qui convient pour l’action. Mais le local demeure bien impuissant à répondre aux enjeux politiques contemporains. Cette échelle semble d’autant plus inappropriée au Monde qui vient, que sa cohérence territoriale, mais aussi conceptuelle, reste floue.

Le local est une conception de la taille relative, il est une opportunité de valoriser l’espace existentiel des individus, appréhendable, appropriable et identifiable. Il propose un espace à l’échelle de l’homme, un espace approprié à la gouvernance d’une coexistence d’étendue raisonnable. Mais cette conception du local résiste mal à la «détermination technique» des réseaux. Ces derniers affectent remarquablement la conception hiérarchique et verticale de la figure symbolique de l’arbre1, dont le tronc figurerait le local, lieu de convergence et de divergence des multitudes. À présent, le local est tiraillé de toutes parts, confronté à l’horizontalité des réseaux. La notion même de local s’effondre avec l’effritement des limites de son objet. La mondialisation est précisément ce processus par lequel le local devient vulnérable et difficilement identifiable.

Néanmoins, il n’est pas évident que le local soit à ce point insignifiant. L’émergence du Monde comme espace pertinent pour l’humanité n’est pas contradictoire avec l’existence d’autres échelles signifiantes pour penser et organiser la coexistence. L’espace est partout, ce qui souligne les enjeux de l’ubiquité, mais tout est quelque part, ce qui souligne les enjeux de la localité. C’est l’articulation entre l’espace existentiel des individus et l’espace fonctionnel des sociétés qui est au coeur de la force et de la faiblesse du local. La mondialité ou la localité ne sont que deux idéaux types qui, séparément, sont porteurs de deux idéologies particulièrement puissantes, mais contradictoires et insuffisantes.

L’émergence d’une société d’individus s’accompagne effectivement de multiples recompositions des nous, du local au mondial, dont les intrications s’inscrivent dans des habitus sociaux puissants qui résistent inégalement à l’émergence d’un nous mondial2. Faire du Monde un lieu, une localité pour l’humanité est un projet largement engagé. Faire du local un lieu est en revanche une histoire dépassée. Penser le Monde contemporain consiste en cela à penser la pluralité des coexistences entre les individus et le Monde, à accepter la pluralité des localités et à concevoir le local comme ce qui fait lieu dans un contexte particulier.

Internet, un lieu mondial

Le local est consubstantiel de la distance sans laquelle il ne peut être pensé. Le local est une identité spatiale qui s’oppose à une extériorité pensée en terme de distance. Or, c’est précisément la maîtrise croissante des distances qui recompose le local et le redéfinit sans cesse. C’est sensiblement le paradoxe de l’effondrement de la légitimité politique du local, qui est d’autant plus fort symboliquement qu’il est faible techniquement3. Plus le local est relié au monde par des réseaux, plus sa pertinence et son intégrité sont ébranlées, et plus son identité se cristallise en opposition à une altérité de plus en plus présente. Un basculement critique survient parfois lorsque l’altérité ne fait plus sens et qu’il apparait, avec évidence, que l’espace pertinent de l’existence individuelle a changé et que le local recouvre une plus vaste étendue, pouvant ultimement couvrir le Monde dans son ensemble, caractérisant le passage d’un eux préexistant à un nous présent.

Mais il est vain de concevoir cette extension des réseaux comme une simple contraction des distances, forme accomplie d’un déterminisme technique désincarné qui ne se pense plus en relation à la société, mais comme l’une de ses déterminations. En effet, la distance n’est pas un problème en soi. Elle est une appréciation d’un écart qui s’oppose à un contact particulier. À moins de s’inscrire dans une filiation relativement pure du Saint Simonisme4 ou, dans l’une de ses déclinaisons plus récentes, de la cybernétique5, il convient de ne pas concevoir l’interaction comme une intention ultime à privilégier en toutes circonstances. Aussi, les réseaux disposent de propriétés spécifiques qui réduisent de fait leur portée, aussi systémique soit-elle. Un réseau de trains, d’évacuation des eaux usées ou de transmission est déployé selon des problématiques spécifiques qui imposent de ne pas considérer ces réseaux comme l’avènement de l’interaction ou de l’ubiquité totale, mais plus simplement comme autant de quêtes vers l’ubiquité, selon des problématiques singulières qui ne résument pas toutes les dimensions du social.

C’est pourquoi Internet, en particulier, doit être apprécié avec précaution, tant ce dispositif technique est porteur d’une symbolique complexe, largement héritée, qui limite notre capacité à distinguer les ruptures et les répétitions qui caractérisent particulièrement les projets animés d’utopies6. Le local fut en effet régulièrement soumis à l’épreuve des réseaux et de leurs utopies sous-jacentes. À présent, il apparait que les routes, les voies de chemin de fer, les lignes aériennes et les lignes téléphoniques ont toutes participé à la recomposition du local, à sa dispersion, à sa réticulation, et in fine à son articulation avec le Monde.

En revanche, les changements opérés sont largement distincts de la dynamique qui les a initiés. L’erreur du déterminisme technique, et plus encore de son interprétation, porte généralement sur une confusion entre la capacité des réseaux à changer la société et les changements de société attendus des réseaux. L’inadéquation de ces deux virtualités est incontestable, mais elle ne dispense pas de penser ce dont les réseaux sont porteurs, ainsi que leur capacité à changer la société. La dénonciation du déterminisme technique est en cela plutôt une dénonciation du déterminisme social. Elle montre en quoi les réseaux changent la société selon des modalités qui n’étaient pourtant pas prévues dans le projet initial. C’est plus généralement le déterminisme qui pose problème, tant il dispense de penser pleinement l’historicité et l’articulation intense entre l’espace et le social. Changer l’espace, c’est changer les modalités pratiques de l’interaction sociale. Changer l’espace, c’est changer le cadre de l’action, dont l’espace se trouve lui-même changé. Il n’y a pas à choisir entre l’espace, le social et la technique. La technique, comme médiation entre nos intentions et l’action, l’espace, comme médiation entre l’ici et l’ailleurs, et le social, comme médiation entre nous et notre altérité, sont trois composantes semblables de la complexité, qui imposent de penser ensemble les déterminations. Les intentions et les actions, les ici et les ailleurs, les je et les nous se conçoivent séparément, mais ils deviennent collectivement7.

Or, Internet s’inscrit dans une quête de l’ubiquité dont il tend à réaliser le projet. Internet n’abolit pas l’espace, il crée au contraire de l’espace, il crée des relations entre de plus en plus de réalités, qui y trouvent un potentiel d’interaction inédit caractérisé par son étendue planétaire, sa vitesse de transmission, l’individualisation des expressions et l’automatisation des processus. De telles qualités autorisent des pratiques elles aussi inédites, dont les prémices sont dès à présent d’une ampleur significative. En quelques décennies, Internet s’est en effet diffusé à la majeure partie des sociétés occidentales et se déploie dans les espaces les plus enclavés et les plus vulnérables du Monde, plus vite que ne le firent d’autres réseaux.

Internet est en cela non seulement un espace, mais aussi un lieu pour le Monde8. Cette possibilité, idéalisée avant l’avènement d’Internet, change non seulement l’espace, l’agencement de la coexistence, les distances relatives entre les réalités constitutives de notre environnement social, mais aussi les sociétés qui composent le Monde, dont la politique, l’économie ou la culture se trouvent reconsidérées à la force de nouvelles pratiques, de nouveaux lieux et de nouvelles relations sociales.

Si l’on considère quelques vulnérabilités contemporaines telles que l’ébranlement de la vie privée, de la propriété intellectuelle, de la valeur des biens immatériels ou de l’expertise, il apparait effectivement que la dynamique fondamentale de ce changement est en premier lieu spatiale. C’est pourquoi il est de plus en plus souhaitable de s’interroger sur la multitude des arbitrages individuels qui, selon une articulation étroite avec l’évolution des modalités pratiques de l’action, font d’Internet un vecteur de changement à chacun des actes qui se portent en sa faveur.

Cette dynamique ne se résume pas à une transposition réticulaire de pratiques territoriales, de l’arbitrage entre le disquaire de quartier et Amazon, Apple ou Bittorent, entre la lecture d’un journal sur du papier ou sur un écran ou entre la consultation de l’Encyclopédia Universalis dans une bibliothèque ou de Wikipédia. La rupture, s’il en est une, porte bien sur l’étendue, la vitesse et l’individualisation des communications, dans un environnement technique dont l’automatisation autorise des interactions et une architecture spatiale d’un potentiel inédit.

La propriété intellectuelle et la valeur des biens immatériels sont remises en cause par le coût négligeable de la duplication et de la transmission, la vie privée est transformée par une exposition accrue de nos pratiques dont les traces n’ont jamais été aussi nombreuses et l’expertise est soumise à la critique horizontale sans a priori de légitimité. De ces changements on perçoit la globalisation de l’offre culturelle selon des modèles renouvelés, une meilleure connaissance des pratiques individuelles, la puissance des liens faibles et le potentiel d’une intelligence collective9. Mais il apparait aussi que la production et la transmission négligent la création, que les réseaux sociaux assignent à transparence et que l’intelligence collective est une fiction.

C’est à l’émergence de lieux réticulaires mondiaux que nous assistons : des lieux dont le contact est fondé sur la connexité et non sur la contiguïté, des lieux aux qualités inédites, dont l’échelle suffit à les distinguer radicalement de lieux territoriaux plus conventionnels. Amazon, Wikipédia, Facebook ou iTunes sont des lieux réticulaires, lieux de connexité d’une multitude de réalités qui y trouvent l’espace de leur rencontre. Ces espaces sont certes immatériels, mais ils ne sont pas virtuels. Ils sont réels et actuels. À moins d’avoir une conception matérialiste de l’espace et de renoncer à l’apport de la philosophie de Leibniz, de Kant, ainsi que de la physique contemporaine, il est préférable de distinguer ce qui est situé de ce qui situe. Or, l’espace n’est précisément pas une chose située, l’espace est ce qui situe les choses. En cela, peu importe que les réalités considérées soient matérielles ou immatérielles. L’espace est leur agencement particulier. Certains espaces disposent d’une composante matérielle importante, d’autres non. Internet est en cela l’un des espaces contemporains les plus intenses, les plus animés, les plus pratiqués et les plus appropriés. Internet fait l’objet d’une attention particulièrement importante précisément parce qu’il est devenu l’un des espaces les plus remarquables du Monde contemporain.

Les logiques de synchorisation

Plus encore que d’autres réseaux, Internet confond l’ici et l’ailleurs en un même lieu qui est potentiellement en toute localité. Internet participe de ce processus par lequel nous oeuvrons à créer des espaces en commun de plus en plus vastes. Internet est au coeur de cette dynamique par laquelle une aire devient un lieu, c’est-à-dire un espace au sein duquel la distance n’est pas pertinente. Ce processus fondamental peut être qualifié de synchorisation, par analogie à la synchronisation qui consiste à se donner un temps commun. La synchorisation est ce processus par lequel on se donne un espace en commun pour être et pour agir. La synchorisation est ce processus par lequel le contact devient possible malgré la distance territoriale. Cette dynamique articule pleinement individus et sociétés, les pratiques et les espaces pratiqués, les espaces et les spatialités, les territoires et les réseaux et, in fine, le local et le mondial.

La relation entre le local et Internet est particulièrement intense, car Internet est une puissante technique de synchorisation immatérielle, au même titre que la ville est une puissante technique de synchorisation matérielle. Internet est néanmoins un espace tout à fait partiel. Son incapacité à synchoriser des réalités matérielles l’exclut structurellement de l’espace existentiel des individus, dont il ne peut être qu’une composante toujours insuffisante. Internet est certes d’une rare efficience pour la transmission d’informations, mais il est d’une inefficience totale pour le reste.

Pour bien comprendre les enjeux de la synchorisation, il convient donc de distinguer les modalités pratiques du contact. Le contact repose sur deux modalités élémentaires. L’une est statique, territoriale et repose sur la contiguïté : la localisation. L’autre est dynamique, réticulaire et repose sur la connexité : la communication. La localisation est une pratique de placement relatif, une logique de la situation qui maximise l’interaction sociale en associant la densité (quantité) et la diversité (qualité), en considération des potentiels de communication. La communication est une pratique du mouvement relatif, une logique de la circulation qui maximise l’interaction en associant le déplacement (matériel) et la transmission (immatériel), en considération des localisations.

Ainsi, la localisation et la communication, comme actes, participent ensemble de la spatialité, c’est-à-dire de la dimension spatiale de l’action, réagençant continuellement l’ordre relatif des réalités constitutives du Monde. À la force des arbitrages individuels et collectifs, des intermédiations hiérarchisent ainsi l’espace en privilégiant des lieux de chaque médiation en leur faveur. La synchorisation résulte de cette association subtile des modalités élémentaires de l’action spatiale, dont il apparait clairement qu’Internet n’est que l’une des options possibles.

S’il est indiscutable qu’avec Internet la transmission est largement changée, c’est essentiellement la ville qui est l’espace le plus privilégié par cette profonde dynamique de quête vers l’ubiquité. La ville est en effet de très loin l’espace de synchorisation le plus abouti, qui associe pleinement territoire et réseau, matériel et immatériel, localisation et communication, densité et diversité, déplacement et transmission, intermédiation et hiérarchisation, lieux territoriaux et lieux réticulaires. La ville est en cela un lieu particulièrement intense. La ville est l’espace privilégié de l’interaction et des virtualités, l’espace de la quintessence de la sérendipité. La ville est cet espace qui accueille la multiplicité des échelles et la multitude des individus en un espace commun. Même une ville mondiale est toujours locale. Internet ne fait qu’accroitre cette hybridation des échelles et impose de penser non pas le local comme ce qui est petit, mais comme ce qui est à notre portée, comme espace de notre quotidien, aussi vaste soit-il.

Parce que notre corps est situé, parce que notre corps est une localité consubstantielle de notre être, toutes les autres localités se situent par rapport à cette localité élémentaire. De notre corps au Monde, de notre individualité aux collectivités, les localités s’articulent en un rhizome complexe, parfaite synthèse de la symbolique de l’arbre et de celle du réseau. Le local comme échelle autonome qui permettrait de discriminer le monde en ses entités les plus élémentaires se trouve dissous dans cette complexité.

Ainsi, il n’y a pas de lieu en soi. Le lieu est toujours le lieu de quelque chose. Il est l’espace d’une action singulière, une réponse à une problématique particulière. Le local se situe précisément dans cette dualité qui impose toujours de se demander de quoi un espace est la localité. Qu’est-ce qui nous autorise, dans certaines circonstances, à considérer qu’un espace peut être circonscrit et disposer d’une cohérence interne suffisamment significative pour résister à son altérité ?

Les virtualités du local

Saisir les virtualités du local suppose en premier lieu de réaliser qu’Internet n’est pas un espace virtuel. C’est en acceptant sa réalité et son actualité que les relations qu’il déploie de par le Monde prennent tout leur sens et que les pratiques qui s’y exercent s’imposent à notre entendement. En revanche, bien qu’Internet ne soit pas virtuel, il augmente remarquablement les virtualités du local. Rarement il fut aussi important d’éviter l’écueil d’une dichotomie radicale entre les territoires et les réseaux. La synchorisation illustre précisément à quel point ces deux espaces élémentaires se complètent et s’alimentent mutuellement selon une inhérente intrication.

La communication sans communicant ni communiqué n’est en effet pas concevable. Les réseaux supposent des noeuds, de la connexité entre des lieux et la circulation de réalités toujours situées. Les réseaux ne s’opposent pas aux lieux, ils en font souvent partie (spatialité interne) et ils les agencent (spatialité externe). C’est précisément parce qu’il y a des localités singulières que les réseaux existent. Un espace parfaitement isotrope ne saurait que faire des réseaux. Les réseaux naissent de la différence des localités et de la circulation des altérités. La mise en concurrence du Monde et de ses localités repose in fine sur l’existence de différences locales, d’intentionnalités appropriées et de réseaux efficients.

C’est pourquoi changer l’efficience des réseaux change aussi les virtualités du local, leurs distances interne et externe, leur valeur relative dans un environnement global et leur capacité à s’inscrire dans des localités plus vastes, dans des coexistences élargies. Même l’homogénéisation des moyens de l’interaction (routes, véhicules, aéroports, gares, téléphones mobiles, espaces publics…) est en premier lieu l’homogénéisation des processus de différenciation. Malgré leur diffusion, nous n’assistons pas à l’homogénéisation du Monde au-delà des dispositifs génériques d’interaction, mais au contraire à une différentiation croissante des espaces les plus connectés de ceux, plus enclavés, qui se ressemblent de plus en plus au-delà de quelques particularismes. La mondialisation ne repose pas sur l’homogénéisation, mais au contraire sur la valorisation des singularités spatiales. Elles peuvent être des formes d’exploitation, mais au sens le plus polysémique du terme.

Dans le contexte particulier d’Internet, la relation entre les réseaux et les virtualités du local peut ainsi être appréhendée selon deux logiques distinctes. La première porte sur la connexité externe, sur l’accueil de la matérialité d’Internet, de ses noeuds les plus stratégiques et de ses dispositifs techniques les plus structurants. Cette connexité externe suggère aussi l’accueil de son immatérialité et de ses services les plus déterminants. La seconde porte sur la connexité interne, sur la relation du local à lui-même, sur l’activation des virtualités dont la localité est déjà porteuse. Les virtualités du local se situent précisément dans cette association étroite entre la connexité interne et la connexité externe, qui permet d’actualiser et de renouveler efficacement son potentiel.

Aussi, même les entreprises les plus représentatives de la connexité globale incarnent relativement bien la résistance du local, lorsqu’une société telle que Google investit activement dans l’habitabilité de ses locaux, en particulier à Zurich et plus récemment à Tel-Aviv. L’importance accordée au cadre de travail des employés rappelle l’importance de l’espace corporel, quelles que soient la connexité et la mondialité de l’activité considérée. Loin de s’opposer, le territoire et le réseau y trouvent leur expression la plus puissante, exploitant au mieux leurs qualités respectives.

Les déclinaisons symboliques de la Silicon Valley illustrent parfaitement cet enjeu. La «Silicon Alley» de New York et le «Silicon Sentier» de Paris illustrent cette volonté de créer a priori le cadre local de l’émergence symbolique et technique d’acteurs mondiaux de la connexité. Les «pôles de compétitivité», dans le prolongement des «technopoles», sont en quelque sorte la caricature de cette dégradation du symbole de la Silicon Valley, tant ils présument que l’innovation se crée in vitro. Ce qui manque le plus à Sophia Antipolis ou à Rennes Atalante, ce ne sont pas des ingénieurs, mais San Francisco, New York ou Paris. Il ne suffit pas de rassembler des réalités semblables pour créer de l’innovation. L’innovation est certainement ce qui exige le plus de diversité et le plus de sérendipité. L’innovation a un besoin intense de synchorisation avec une altérité la plus large possible. L’innovation exige des financements, des encouragements juridiques et fiscaux, mais aussi un espace d’émergence, qui ne se détermine pas a priori. Surtout, c’est en investissant globalement dans le local que l’on investit dans le numérique, car il y trouve l’acmé de son potentiel.

La connexité externe la plus fondamentale, finalement, repose en premier lieu sur la simple connexion du local. Cette connexion est un moyen puissant de tirer profit de l’ensemble d’Internet, quelle que soit l’activité considérée. Ainsi, le local peut développer l’ensemble de ses qualités, dont la majeure partie n’est qu’indirectement déterminée par le numérique. Tous les secteurs peuvent tirer profit du numérique, par la meilleure circulation globale de l’information et par une capacité individuelle mieux distribuée. Le crowdsourcing (Wikipédia) et le crowdfounding (KickStarter) témoignent bien de la capacité des localités à faire converger globalement leurs individualités autour de projets communs dont chacun peut tirer individuellement profit.

Les virtualités du local vont en effet bien au-delà du numérique. Pour être amplifiées et actualisées, elles ont certes besoin de réseaux, mais aussi de l’ensemble des espaces et des individus susceptibles d’en faire usage. Les virtualités du local peuvent tirer non seulement profit de la connexité externe, qui démultiplie les virtualités individuelles et collectives, mais aussi de la connexité interne, qui est susceptible de réduire la distance qui demeure au sein de toutes localités, aussi cohérentes soient-elles. Cette problématique souligne les enjeux de l’autovisibilité, de la synchorisation des pratiques quotidiennes, des analogies entre les pratiques numériques et les pratiques territoriales et plus généralement de l’hybridation croissante de l’espace. En particulier, la géolocalisation et la téléphonie mobile permettent de ne plus choisir entre le déplacement et la transmission et de contextualiser la transmission en valorisant l’environnement territorial des pratiques numériques. Google Map, mais aussi Yelp, sont par exemple de puissants vecteurs d’actualisation. Internet permet non seulement d’enrichir la connaissance d’un environnement local, ce qui augmente son potentiel, mais aussi d’y prendre plus facilement place, en situant plus facilement l’espace de nos intentions relativement à notre propre corps. Cette double actualisation des virtualités souligne à quel point, avec Internet, le local est non seulement plus mondial, mais aussi plus local.

Politique multiscalaire

Le réagencement de l’espace auquel Internet contribue est un défi remarquable pour le local, qui doit se repenser et s’inscrire dans de nouvelles relations à une altérité élargie. La dynamique interne d’un espace ne se pense plus sans son extériorité, sans ses relations à d’autres espaces, selon un entrelacs de plus en plus insaisissable. Le local n’en demeure pas moins un mode de découpage du global dont la valeur heuristique demeure opérante. Le local, plus qu’une réalité spatiale clairement identifiable, est une modalité de l’entendement qui nous aide à penser l’espace existentiel dans ce qu’il a de commun et de particulier.

La relation problématique entre le local et les réseaux engage à une politique multiscalaire innovante, dont l’acte majeur est en premier lieu de considérer les localités légitimes du politique. Une politique multiscalaire est une politique des échelles pertinentes de l’existence. Une politique multiscalaire est une politique qui implique des réalités de plus en plus nombreuses, confrontées à des problèmes qui se déploient sur des étendues multiples. La relation entre le local et Internet est aussi une relation d’échelle qui impose toujours le Monde comme horizon, rappelant régulièrement à quel point Internet est mondial avant d’être local.

Aussi, parce que la relation entre le local et Internet est une relation entre le local et le Monde, il importe de ne pas oublier qu’il faut être local pour être local, qu’il faut être local pour être mondial et qu’il faut de plus en plus être mondial pour être local. En cela, le local est à l’épreuve d’Internet, qui en augmente les potentialités, mais aussi les vulnérabilités. Le local oeuvre ainsi à résister à l’hyperspatialité et à l’hypercentralité d’acteurs qui s’imposent au Monde, mais aussi aux lieux, en exacerbant ce qui définit sa pertinence et sa singularité. Selon une même dynamique réticulaire, le local s’inscrit dans un espace plus vaste qui l’enrichit autant qu’il l’enrichit. De par sa singularité, le local est l’initiateur de l’intégration mondiale de l’humanité dont il alimente les flux, autant qu’il en est le sécessionniste d’une société-Monde à peine naissante.

C’est pourquoi Internet est aussi à l’épreuve du local, qui remet régulièrement en cause la pertinence de sa globalité. En faisant du Monde une localité pour l’humanité, Internet s’impose aux localités préexistantes, qui revendiquent leur légitimité et leur souveraineté. La globalité d’Internet a rarement été aussi discutée. Il apparait que les lieux réticulaires s’imposent d’autant plus au local que ce sont des lieux construits depuis des localités particulières. Ces lieux sont porteurs d’une architecture de l’action qui engage de nombreuses valeurs sur ce qui convient. Facebook et Apple incarnent particulièrement bien le puritanisme nord-américain. Wikipédia, Twitter et Google manifestent parfaitement la valeur suprême accordée à la liberté d’expression par les États-Unis. Aussi, ces entreprises entretiennent des relations inégales avec les États, créant une confusion entre la mondialité de leur emprise et la nationalité de leurs valeurs et de leurs intérêts. Ainsi, il apparait de plus en plus clairement que les États-Unis disposent d’une capacité de surveillance inédite, très inégalement partagée, dont l’effectivité rappelle la localité de telles entreprises, aussi mondiales soient-elles.

Parce que le Monde n’est pas encore une société, parce que l’espace du politique n’est pas encore mondial, la proposition d’Internet de faire du Monde une localité reste un défi majeur pour le local. Dès lors que le local s’oppose structurellement au global, comment penser le Monde comme localité de l’humanité ? Que deviendrait effectivement une politique qui relève d’un nous qui ne s’opposerait plus à un eux ? Qu’est-ce qu’un nous sans eux ? Ce glissement politique n’est pourtant pas insensé. Au même titre que la pluralité des localités du Monde peut être vertueuse pour peu qu’elles soient toujours à l’échelle qui convient, le nous peut lui-même être composé d’une multitude d’eux qui se composent avec complémentarité. Les eux ne sont alors plus une extériorité, mais une intériorité à ménager. Le risque, dès lors, est celui de la dislocation, c’est-à-dire de la décomposition d’une place commune occupée par chacun en une multitude de places comme autant de nouvelles localités. Internet se situe pleinement dans cette dynamique, qui peut faire du monde un lieu pour une société mondiale, mais au risque de se disloquer en chemin en une multitude d’intranets en adéquation avec les espaces politiques légitimes du Monde contemporain.

Bibliographie


  1. Pierre Musso a parfaitement décrit le passage de la symbolique de l’arbre à celle du réseau à partir du XVIIIe siècle. Pierre Musso, Critique des réseaux, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.↩︎
  2. Norbert Elias expose clairement la relation délicate entre l’habitus social et les transformations du nous dans La société des individus, Paris, Fayard, 1997.↩︎
  3. Pierre Musso propose une analyse relativement riche de la désynchronisation des déterminismes symboliques et techniques dans le contexte particulier d’Internet. Critique des réseaux, o.c., p. 362-363.↩︎
  4. Pierre Musso, Critique des réseaux, o.c., p. 149-236.↩︎
  5. Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, Paris, Deux-Rives, 1952. Pierre Musso, Critique des réseaux, o.c., p. 149-236. Castells Manuel, La galaxie Internet, Paris, Fayard, 2001↩︎
  6. Pierre Musso, o.c., p. 17-18.↩︎
  7. Boris Beaude, Internet. Changer l’espace, changer la société, Paris, FYP, 2012.↩︎
  8. Beaude Boris, «Internet, lieu du Monde ?», in Jacques Lévy (dir.), L’invention du Monde, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 111-131.↩︎
  9. Lévy Pierre, L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 1994.↩︎
  10. Correspondance Leibniz-Clarke, présentée d'après les manuscrits originaux des bibliothèques de Hanovre et de Londres, par André Robinet, Paris, Presses Universitaires de France, 1957, p. 42.↩︎
  11. La ville est ici conçue comme espace de l’urbanité réalisée, c’est-à-dire comme espace qui privilégie la densité et la diversité. Jacques Lévy, L’espace légitime, Paris, Presses de Sciences Po, 1994, p. 287.↩︎
  12. William Mitchell utilisa la figure de la ville en 1995 pour proposer une analogie systématique entre espaces territoriaux et numériques. City of Bits, Cambridge, The MIT Press, 1995.↩︎
  13. L’importance de la spatialité comme «champ des pratiques de l’espace social» fut largement soulignée par Michel Lussault. La relation entre local, Monde est spatialité fut particulièrement traitée dans L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 43-52.↩︎
  14. Jacques Lévy a particulièrement bien décrit la dimension spatiale du politique ainsi que la relation entre échelle et espaces légitimes du politique. L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1994.↩︎