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Introduction

De quoi Internet est-il l'espace ?

« Nous n'avons pas toujours le regard adéquat pour appréhender les phénomènes émergents. Nous tendons à les approcher avec des grilles de lectures anciennes et nous concluons alors que rien n'a changé ».

Et si Internet était réellement un espace au sein duquel avait lieu une part croissante de notre existence, de nos pratiques, de nos échanges, de notre culture ? Le monde contemporain est tellement plus lisible lorsque l'on réalise la qualité de l'un de ses espaces les plus importants. En assumant cette proposition, les virtualités qui se présentent à nous sont plus intelligibles. Il devient possible de s'en emparer et d'agir activement dans un monde certes incertain, certes complexe, mais aussi d'une immense richesse.

En une quarantaine d'années à peine, Internet s'est imposé dans le monde entier. Aucune technologie de communication n'a su répondre à ce point à des exigences si diverses. Internet peut être local et mondial, synchrone et asynchrone, symétrique et asymétrique, interactif et passif, visuel et auditif, permanent et éphémère : autant de propriétés qui correspondent généralement à des moyens de communication spécifiques, tels que la radio, la télévision, la presse écrite ou le téléphone.

Internet, pourtant si jeune, questionne profondément les modes d'organisation que nous avons élaborés sur des millénaires. Comme le firent l'écriture, l'imprimerie, le train, le télégraphe, la radio ou la télévision, Internet augmente notre capacité à agir, ensemble, sur des étendues de plus en plus vastes. À chaque nouvelle technologie de médiation, c'est la société dans son ensemble qui a été transformée par le renouvellement des modalités de l'interaction entre ses composantes (individus, objets, idées). De tels changements ont des incidences sur l'organisation de l'espace, mais aussi sur les transactions économiques, sur la politique, sur la culture et sur l'identité. Trop souvent, nous oublions à quel point notre existence est tributaire des moyens de maîtriser la distance qui nous sépare de notre environnement et plus particulièrement des réalités dont nous souhaitons le contact, l'échange et les qualités.

C'est pourquoi la virtualité d'Internet n'est pas celle que l'on croit. Elle ne s'oppose pas au réel, mais à l'actuel. Elle se trouve dans chacune de nos actions. Internet offre de nouvelles potentialités d'action et chacune des virtualités qui est ainsi actualisée, conjointement, change subrepticement le monde que nous vivons.

Si Internet mérite une attention particulière, c'est probablement parce que les virtualités qu'il offre sont en partie inédites et pour une grande part en devenir. Manifestement, Internet est devenu un haut lieu du monde contemporain, et il est urgent d'en comprendre les propriétés et les enjeux spécifiques. Car il s'agit non seulement d'une médiation, mais aussi d'un espace, réel, où se déroule à chaque instant un nombre considérable d'événements qui, aussi insignifiants soient ils, participent du Monde en devenir.

Faire une relecture spatiale de cet espace prétendument a-spatial est un impératif. Pour y répondre, il est indispensable de définir explicitement l'espace dont il est question, afin de mieux caractériser l'une de ses principales propriétés : sa capacité à être le lieu de pratiques déployées tant localement que mondialement. En cela, Internet n'est pas tant un lieu de synchronisation, mais surtout un lieu de synchorisation, à savoir un espace qui rend possible une action en commun : l'interaction.

Les propriétés spécifiques d'Internet ont en effet déstabilisé les acteurs territoriaux les mieux établis. La maîtrise du territoire leur assurait une telle rente de situation, qu'ils se satisfont peu d'un espace émergent dont ils n'ont qu'une maîtrise approximative. En une décennie, Google a bouleversé significativement notre accès à l'information. En à peine moins de temps, Wikipédia a remis en cause des valeurs importantes de l'ordre social, de la gouvernance, et de l'expertise. En quelques années, Facebook est devenu l'une des principales médiations entre les individus et Wikileaks a affecté des pratiques gouvernementales solidement ancrées.

Cela engage à prendre au sérieux la capacité d'Internet à créer des centralités inédites, dès lors qu'il autorise une concentration du pouvoir sans précédent. Internet rappelle, s'il le faut, que la société est faite de liens sociaux et plus généralement de contacts, qui supposent un espace d'interaction. Changer l'espace, de ce point de vue, c'est changer la société. L'économie et le droit comptent parmi les dimensions de la société les plus tiraillées par ce renouveau, tant la convergence du numérique et de la télécommunication bouleverse les fondements de la propriété, de la valeur, de l'expression, de la responsabilité ou de l'exclusivité. La gratuité, en particulier, a été érigée en modèle, portée par le coût marginal de reproduction, de stockage et de diffusion des œuvres numériques, au risque d'en négliger le coût de production, parfois considérable. La musique est un parfait exemple de bouleversement d'un secteur dont les principaux acteurs se sont vus dépassés par l'émergence de pratiques massives dont ils furent incapables d'endiguer la généralisation.

La capacité d'Internet à créer du contact réticulaire en dépit de la distance territoriale offre aussi une opportunité considérable d'organisation, de production et de coordination. L'intelligence collective, la sagesse des foules ou le crowdsourcing sont autant de notions qui ont émergé de ce potentiel. Certes, une part majoritaire de la population n'est pas vraiment impliquée dans ce processus. Mais il n'en demeure pas moins le témoignage d'une étape décisive de l'humanité qui, après le livre, la radio, le téléphone et la télévision, se trouve en mesure d'augmenter remarquablement sa capacité à échanger et à partager. On peut ainsi discuter et renouveler la connaissance dans des conditions autrement plus décentralisées qu'auparavant. Ce qui importe, ce n'est pas vraiment l'égale compétence ou légitimité des acteurs, mais leur non-détermination a priori. Il est non seulement question d'intelligence collective, mais peut-être plus encore de capacité distribuée : d'une augmentation du potentiel d'action individuel dans un monde commun. Devant de tels changements, il faut plus que jamais apprendre à apprendre. Il faut aussi repenser la gouvernance, en la conformant au moins à la complexité qui émerge d'une telle multitude d'expressions individuelles, dont l'œuvre est inégalement fructueuse, mais potentiellement vertueuse.

La capacité d'Internet à créer de l'espace en commun est aussi une opportunité pour les territoires. Il fut supposé que la ville serait affaiblie par l'ubiquité prétendue de la télécommunication ; elle s'en trouve au contraire largement augmentée. Lieu privilégié de l'interaction, la ville est d'autant plus attractive qu'elle associe dès lors toutes les modalités du contact, maximisant plus que jamais le potentiel d'interaction sociale de ses habitants, avec elle-même, mais aussi avec son altérité. Avec la généralisation de la géolocalisation, l'hybridation de l'espace s'est accélérée. Elle associe étroitement les territoires et les réseaux, le matériel et l'immatériel, l'analogique et le numérique, au point d'en changer les qualités. L'hybridation de l'espace suppose aussi la considération du corps, de l'identité désincarnée et de l'interspatialité (lorsque l'on est tout à la fois sur Internet et dans une salle de cours par exemple). Aussi, elle interroge notre capacité à accompagner ce changement, individuellement et collectivement. Qu'est-ce qu'une ville numérique ? Comment aménager la ville avec Internet ? Comment concilier les temporalités de la ville matérielle avec ses rigidités et ses temps longs, et celles d'Internet avec ses obsolescences et ses temps courts ?

Tout cela, indiscutablement, impose de considérer pleinement Internet comme un espace en commun, qui pose des problèmes singuliers, souvent peu lisibles, parfois soudains, et de plus en plus intenses. En particulier, aux potentialités remarquables d'Internet correspondent de nouvelles vulnérabilités que nous ne maîtrisons pas encore. Il en va pourtant de la stabilité de l'économie, mais aussi, de plus en plus, de notre vie privée. Le danger, à mesure qu'Internet s'étend à l'ensemble de nos pratiques, serait certainement de ne pas savoir où regarder et de ne pas voir le mur vers lequel nous irions à grands pas. De plus en plus, l'incompétence, l'imprévu, la faille, le bug ou le piratage coûtent cher à ceux qui en sont les victimes. Exposition du privé et parfois de l'intime, pillage de secrets professionnels, pertes de ressources intimement liées à nos activités professionnelles ou personnelles, gouvernance biaisée, replis identitaires, manipulation, surveillance des contre-pouvoirs, sont autant de dommages qui peuvent parfois être considérables. Internet, insidieusement, assigne à la transparence selon des modalités complexes, mais puissantes. Faire avec Internet, c'est aussi faire l'apprentissage de cette vulnérabilité qui, à mesure que cet espace occupe une place croissante de nos pratiques, se généralise à l'ensemble de notre existence.

Sans doute, nous avons mis du temps à nous adapter à l'écriture, au livre ou à la télévision. Internet est plus éprouvant encore, tant il évolue rapidement, plus qu'il ne le faudrait pour en saisir collectivement la dynamique. Pourtant, il est indispensable de l'organiser et impératif de le partager équitablement. Il nous faut trouver un juste équilibre entre le contact et l'écart indispensable au lien social. Cet enjeu, éminemment politique, ne va pas de soi. Il souligne la force et les faiblesses d'un espace structurellement décentralisé. Hérité de la cybernétique, Internet suppose, jusque dans ses fondements, que ce qui est bon pour l'information est bon pour la société : circuler sans entraves. Pourtant, cette utopie est discutable et discutée, mais pour la première fois de l'histoire de l'humanité, elle est devenue réalité et a trouvé l'improbable lieu de son expression.

Ainsi, avec Internet, l'espace a tant changé que la société est animée d'un mouvement dont la dynamique est peu lisible, car peu familière. Nier la réalité et la spatialité d'Internet expose à la déréalisation de nombre d'actions qui contribuent remarquablement à l'évolution du Monde contemporain. Et c'est ce Monde que nous risquons de ne plus comprendre, empêtré dans un matérialisme qui confond le réel et le matériel, l'espace et le territoire. Accepter cette spatialité singulière engage, en revanche, à en identifier les qualités, avant de se donner les moyens d'en comprendre les incidences particulières. Car les virtualités d'Internet sont tout autant porteuses d'asservissements que de libertés. Internet sera ce que l'on en fait. Puisse ce livre apporter un peu de lumière sur cet espace émergent, dont les possibles engagent à ne pas se tromper de chemin.

Chapitre I

Internet est un espace

« C'est le lieu qui offre au mouvement du monde la possibilité de sa réalisation la plus efficace. Pour devenir espace, le monde dépend des virtualités du lieu. »

L'espace est, avec le temps, une de ces réalités qui ne se laissent pas définir aisément. Les limites de notre capacité à penser l'espace se résument en une question : où est l'espace ? Cette simple question, parce qu'elle est récursive, nous rappelle que ce qui nous paraît au premier abord évident (l'espace) ne l'est pas du tout. Il nous semble qu'il s'impose à nous par son omniprésence, mais sommes-nous certains de bien le comprendre ?

Cette difficulté à penser l'espace doit beaucoup à notre propension à entretenir une conception matérialiste de l'espace, dont il est difficile de se défaire. Le XVIIe siècle avec Leibniz et le XVIIIe avec Kant ont initié un renouvellement important de la pensée de l'espace. Dès cette époque, il apparut plus clairement que l'espace ne pouvait être assimilé à une chose matérielle et qu'il ne pouvait pas être un support ou un contenant, sans quoi il devrait être lui-même supporté ou contenu. De ce point de vue, l'espace ne serait pas une chose (qui devrait d'ailleurs être située), mais l'ordonnancement des choses.

Pour paraphraser Kant, l'espace, avec le temps, serait une forme a priori de la sensibilité, l'un et l'autre nous permettant d'appréhender le réel et d'établir des relations entre les choses dont nous faisons l'expérience. Cette qualité immatérielle et relationnelle de l'espace ne signifie aucunement qu'il n'est pas réel. Il convient en revanche de distinguer la notion de ce qu'elle qualifie. Nous pouvons distinguer l'espace comme concept, l'espace comme ordonnancement synchronique (au même instant) de la totalité du réel et un espace comme un ordonnancement particulier.

L'espace que nous habitons est en cela toujours un cas particulier, lui-même composé d'une multitude d'espaces. L'espace est celui de notre appartement, de notre salle à manger, de notre chambre, de la maison, de la rue, d'un bâtiment, de la ville, d'un abribus, d'un banc, de notre région, de notre pays et, de plus en plus, du Monde dans son ensemble. La compréhension de notre environnement suppose donc de prendre la mesure de l'ordonnancement des réalités qui le constituent et des relations qui en initient le mouvement, la dynamique et le changement. Il s'agit de prendre la distance au sérieux, comme une problématique essentielle des modalités de la coexistence. S'informer, produire, transmettre, évaluer ou devenir exige sans cesse la mise en relation de réalités inégalement réparties. La ville, une bibliothèque, une école, un hôpital, une fontaine, l'Union européenne ou Internet sont autant d'espaces qui répondent à des problématiques sociales singulières.

C'est pourquoi l'espace a ceci de particulier d'être ce qui nous rassemble, mais aussi ce qui nous sépare. L'espace est inévitable, il est partout. Nous sommes toujours quelque part, situés et à distance d'autres choses. La compréhension que nous avons de l'espace et les moyens dont nous disposons pour nous en affranchir sont en cela essentiels à notre existence dès lors que, pour l'essentiel, nous ne nous contentons pas d'exister, nous coexistons. Le contact avec d'autres réalités est un impératif plus ou moins vital, mais de toute façon consubstantiel de notre existence.

Notre capacité à agir sur notre environnement et à le maîtriser dépend en effet étroitement de nos représentations, mais aussi de l'ensemble des relations que nous entretenons avec d'autres réalités, matérielles ou immatérielles, situées, elles aussi, mais ailleurs. Maîtriser la distance qui nous sépare de l'ailleurs, c'est nous donner les moyens de maîtriser notre existence et notre devenir, c'est nous donner les moyens de conformer nos intentions et nos actions. La localisation et la communication constituent en cela des enjeux majeurs, engageant l'être au Monde positionnel et situationnel des individus.

Comprendre l'espace, c'est aussi prendre la mesure des arbitrages qui s'opèrent parmi ses virtualités. En prenant au sérieux la complexité de la dimension spatiale du social, le Monde est plus lisible, l'espace devient un problème auquel on peut apporter des solutions. La ville en est une, Internet en est une autre !

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1. De l'espace à la coexistence

« L'Espace est l'ordre des Coexistences et le Temps est l'ordre des Existences successives : ce sont des choses véritables, mais idéales comme les Nombres. »

Gottfried Wilhelm Leibniz (1715),
in Correspondance Leibniz-Clarke, présenté par André Robinet,
PUF, 1991, p. 42.

L'espace est une dimension fondamentale du social, car il est un obstacle à l'interaction. La spatialité, c'est-à-dire la dimension spatiale de l'action, est elle aussi toujours en prise avec l'espace, car elle est toujours située, toujours en relation. Internet est en cela un espace qui participe pleinement de la spatialité contemporaine, tant il contribue activement à la reconfiguration des modalités de l'interaction sociale.

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2. Internet fait gagner de l'espace-temps

« Change the material basis of ethical principles – in particular, technologies of interconnection and networking – and the consequences may be momentous. »

William J. Mitchell,
Me++ : The Cyborg Self and the Networked City,
MIT Press, 2003, p. 205 .

Internet est un espace qui fait gagner de l'espace-temps. Il se révèle plus efficient que d'autres espaces dès lors que l'étendue est vaste, que le nombre de réalités considérées est important et que l'interaction n'exige pas de contact matériel.

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3. De quoi Internet est-il la virtualité ?

« Qualifier un espace de virtuel, par opposition au réel, présente une ambiguïté intrinsèque et, surtout, traduit un impensé dont l'incorporation langagière fourvoie la pensée. La virtualité n'autorise pas à penser l'espace singulier d'Internet qui émerge chaque jour un peu plus. Pourtant, penser cet espace, reconnaître ses lieux, c'est s'autoriser à penser le monde contemporain dans toute sa complexité. »

Boris Beaude,
« Éléments pour une géographie du lieu réticulaire »,
Rémy Kanfou (dir.), Thèse de doctorat,
Université Paris-I–Panthéon-Sorbonne, 2008, p. 24.

Internet est un espace qui fait gagner de l'espace-temps. Il se révèle plus efficient que d'autres espaces dès lors que l'étendue est vaste, que le nombre de réalités considérées est important et que l'interaction n'exige pas de contact matériel.

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Chapitre II

Se donner un espace commun

« Faire de la géographie, c'est chercher le lieu de la société et non pas définir la société par le lieu donné ; faire de la géographie, c'est comprendre la société par la manière dont elle règle ses distances. »

Internet est un espace, mais un espace bien étrange. Immatériel, il ne se laisse pas appréhender facilement. Son intensité est largement invisible, souvent illisible. Pourtant, Internet est l'espace d'une part croissante de nos activités (d'information, de partage, de communication, de production ou de coordination). Cette discrétion n'aide pas à réaliser son importance et son emprise sur le monde contemporain. Pourquoi cet espace s'est-il imposé si rapidement, si largement, à tant de pays, d'individus, d'organisations et d'entreprises ? Pourquoi cet espace se glisse-t-il dans la moindre de nos activités ? Pourquoi nos téléphones sont-ils devenus si importants depuis qu'ils se connectent à Internet ?

La réponse à ces questions est relativement simple : Internet est le seul espace que nous ayons toujours en commun ! Bien qu'il se limite à des relations informationnelles, cette qualité suffit à lui conférer une efficacité considérable. Surtout, on a longtemps commis l'erreur de ne pas le considérer comme un espace, mais comme une simple technologie de communication. Or, l'espace est une composante fondamentale de notre existence. Il ne sert pas de cadre ou de support à notre relation au Monde, il est notre relation au Monde. Souvent, nous pensons l'espace comme ce qui est là, autour de nous. Mais ce qui est autour de nous (les objets, les individus, notre environnement biophysique ou social) est situé, tout comme nous. L'espace ne commence pas hors de nous, car nous serions dès lors toujours l'espace de quelqu'un d'autre.

L’espace, ce n’est que l’ordre des choses, leurs relations et leur agencement. Internet est un espace en ce sens, le plus fort, le plus puissant, celui qui conditionne notre expérience du Monde, notre capacité à agir. C'est en relation avec ce qui nous entoure que nous existons, que nous nous projetons et que nous vivons. Internet est en cela l'un des plus puissants espaces qui organisent le monde contemporain. Il rend plus difficile la lecture de l'espace, car il crée des relations invisibles entre des réalités parfois très éloignées les unes des autres. Mais ces relations sont bien réelles et effectives. Nous les devons à notre maîtrise accrue de la lumière et de l'électricité, canalisées et manipulées à notre profit pour étendre nos sens et notre perception.

Espace commun pour des individus dispersés dans un immeuble, une ville, une région, un pays ou le Monde, Internet offre un potentiel d'action et de coordination inédit qui, peu à peu, se confond avec l'espace conventionnel de notre quotidien. La synchorisation résume ce processus décisif. Formé du grec chôra qui est l'espace existentiel par opposition au topos qui est l'espace positionnel et du grec syn qui signifie commun, ce néologisme permet de mettre un mot sur un enjeu essentiel dont l'évidence est telle que nous ne lui avons pas donné de nom : la synchorisation est ce processus qui consiste à se donner un espace commun pour être et pour agir. La synchorisation constitue en cela le pendant spatial de la synchronisation, à savoir le processus qui consiste à se donner un temps commun pour être et pour agir.

Aussi, ce n'est pas parce que nous sommes synchronisés que nous pouvons envisager des rencontres non planifiées, mais parce que nous sommes synchorisés. La synchronisation est précisément la technologie des rencontres planifiées. Pour se retrouver à 5 heures quelque part, il faut avoir un temps commun. Pour se retrouver quelque part sans savoir quand, il faut avoir un espace commun. La téléphonie mobile ou Internet assurent cette synchorisation. L'un et l'autre permettent d'être en relation et en contact par transmission (synchorisation réticulaire), ce qui permet de se retrouver sur un même territoire (synchorisation territoriale).

Les logiques de synchorisation sont omniprésentes. Un cours, une réunion, des courses dans un supermarché, dormir, aimer, se reproduire, tout cela suppose, à un moment donné, un contact entre des réalités disjointes, qui se retrouvent le temps d'une action singulière. Il n'est pas seulement question d'être dans un temps commun, de 17 h 15 à 19 h par exemple, mais aussi dans un espace commun, sans quoi ces actes n'auraient pas lieu. Pour qu'ils adviennent, ils doivent non seulement être situés, mais ils doivent aussi être communs.

Internet intervient puissamment dans les logiques de synchorisation. À la différence de la majeure partie des espaces de synchorisation, dont la pluralité est quasi infinie (chambres, cuisines, salles de classe, places publiques, stades, cinémas, etc.), Internet est à la fois pluriel et singulier. Internet se trouve potentiellement en tout lieu, mais il est unique. Il est le concept et la chose. Sa force est précisément d'être un espace commun unique, mais mondial. Il autorise donc une synchorisation entre un nombre considérable d'individus, d'objets et de ressources les plus diverses les unes des autres, aussi dispersées soient-elles.

Les logiques de synchorisation doivent se comprendre comme processus de mise en relation entre des réalités disjointes, au regard d'une problématique particulière (manger, s'informer, s'émouvoir, investir, acheter, etc.). Internet n'épuise pas le local, il n'épuise pas non plus les territoires, mais il autorise une spatialité complémentaire, lorsque la synchorisation n'exige pas la rencontre des corps, de la matière, de l'exhaustivité du sensible (en particulier le goût, l'odorat et le toucher). En tant qu'espace, il s'impose lorsque la relation suppose la transmission d'une information sur de vastes étendues, quelle que soit sa forme (une cote boursière, une correction de texte, une commande de produit, une approbation, un conseil, une image, un film, une musique, un livre, une recette, etc.).

Mais dès que la matière est impliquée, la synchorisation réticulaire s'affaiblit, rappelant le territoire avec force. C'est alors la synchorisation territoriale qui s'impose et exige le déplacement et le transport. Ensemble, les territoires et les réseaux participent de notre relation au Monde, selon des modalités de plus en plus complexes et de plus en plus intenses. Internet est l'un de ces espaces. Il assure la synchorisation d'une part croissante de nos actions, impliquant des réalités de plus en plus nombreuses et de plus en plus diverses (individus, objets, espaces). Après l'avènement de la synchronisation mondiale de l'humanité, nous assistons avec Internet à l'émergence de sa synchorisation. L'humanité s'est manifestement donné les moyens de non seulement partager un espace commun, mais aussi d'agir en commun.

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1- Les hauts lieux de synchorisation

« I. – Faire entendre en tout point du globe, dans l'instant même, une œuvre musicale exécutée n'importe où.II. – En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale.Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites. »

Paul Valéry,
« La conquête de l'ubiquité »,
Oeuvres, tome II, Pièces sur l'art,
Gallimard, 2004 (première publication en 1928).

La synchorisation est une spatialité fondamentale. Elle consiste en la mise en œuvre d'un espace commun, sans lequel l'interaction ne serait pas possible. Elle a longtemps été assurée par des espaces territoriaux spécifiques (places publiques, salles de cours, restaurants, appartements, etc.). À présent, la synchorisation est possible sur de très vastes étendues, dès lors que l'interaction n'exige pas directement de communication matérielle. Les vitesses propres aux réseaux de transmission ajoutent en effet aux lieux de synchorisation territoriaux des lieux de synchorisation réticulaires dont les propriétés diffèrent totalement. Malgré leur relative invisibilité, ces espaces sont très fréquentés et occupent une place croissante de notre environnement.

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2- Les vertiges de l'hypercentralité

« The utility that a subscriber derives from a communications service increases as others join the system. This is a classic case of external economies in consumption and has fundamental importance for the economic analysis of the communications industry. »

Jeffrey Rohlfs,
« A Theory of Interdependent Demand for a Communications Service »,
The Bell Journal of Economics and Management Science, 1974,
no 5, vol. 1, p. 16

Les propriétés spécifiques des lieux de synchorisation réticulaires accentuent considérablement les logiques de concentration, au point de remettre en cause la notion même de centralité. Cela se traduit par ce que l'on peut appeler de l'hypercentralité, une centralité qui, par coalescence, tend à concentrer l'essentiel des pratiques en un nombre très limité d'espaces. À présent, cette spatialité, résultant de milliards d'actions individuelles, est maîtrisée par quelques acteurs privés. Ils disposent ainsi d'une connaissance et d'un contrôle inédit sur nos pratiques et notre vie privée, que nous n'accepterions d'aucun acteur territorial.

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3- Géographie de Chrome

« Le navigateur Web est sans conteste le logiciel le plus important sur votre ordinateur. Vous y passez la majeure partie de votre temps en ligne : vous lancez des recherches, chattez, échangez des e-mails, effectuez des achats, consultez votre compte bancaire, lisez l'actualité, visionnez des vidéos, etc. »

Google,
« Pourquoi utiliser Google Chrome »,
consulté le 18 mars 2012, disponible sur www.google.com/chrome.

Avec Chrome, Google déploie largement son hypercentralité, se donnant les moyens de maîtriser plus encore l'espace numérique, mais aussi les pratiques qui y ont lieu. Il met en place l'un des plus puissants panoptiques contemporains, selon une synergie que les systèmes d'exploitation Windows, Mac OS, iOS ou les navigateurs Internet Explorer et Firefox n'ont pas. Ce sont, ensemble, le navigateur et les services qui lui sont associés qui confèrent à Internet toute sa puissance. Ce sont eux, aussi, qui assurent à Google cette centralité remarquable, dès lors qu'ils ne font potentiellement plus qu'un.

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Chapitre III

Nouvel espace, nouvelle société

« I assume that we shape our technologies, then our technologies shape us, in ongoing cycles that produce our everyday physical and social environments. »

Internet est important, parce que l'espace est important. L'hypercentralité et la concentration d'Internet, au sein de quelques espaces de moins en moins nombreux, ne signifieraient rien s'il ne s'agissait que de virtualités ou d'un média mineur parmi d'autres. Plus qu'un média, Internet est une médiation, un nouvel espace dont l'émergence est fulgurante. En quelques décennies à peine, il est devenu l'un des espaces contemporains les plus importants, les plus intenses et les plus disputés.Plus qu'un nouvel espace, Internet s'accompagne de nouvelles spatialités, de pratiques inédites et de relations inconcevables il y a à peine vingt-cinq ans. L'enjeu des lieux de synchorisation est celui du contact et de l'interaction, sans lesquels le social n'aurait pas de sens. Le social naît de nos rapports au Monde, des relations que nous entretenons avec notre environnement, avec tout ce qui contribue à sa richesse et à sa diversité. Nos besoins et nos désirs se traduisent par des actions qui prennent place, qui déplacent et mobilisent, qui réagencent sans cesse notre Monde pour faire, chaque fois, un peu de ce Monde que nous avons en commun. Le social est le fruit des moyens que nous mettons en œuvre pour maîtriser la distance, dont il est la graine.Internet s'inscrit en cela dans une double perspective sociale. D'une part, il exprime des arbitrages individuels qui y trouvent un espace pertinent pour l'action. Il est une résolution de problèmes qui lui préexistent, comme se coordonner, produire, s'informer ou communiquer. D'autre part, parce que les modalités pratiques de résolution de ces problèmes sont inédites (étendue territoriale du local au mondial, intensité, coût négligeable, etc.), Internet modifie les virtualités du Monde, c'est-à-dire ce qu'il est possible d'entreprendre. En cela, il crée un nouvel environnement social et par continuité de nouveaux problèmes. Une fois les modalités pratiques du social transformées, c'est l'ensemble de la société qui s'en trouve bouleversé. L'ordre préexistant, provisoire, est discuté au regard des virtualités présentes. De nouveaux problèmes appellent de nouvelles solutions et de nouveaux modes d'organisation de l'être ensemble.Ces vingt dernières années, des problématiques singulières ne cessent d'émerger à mesure qu'Internet se développe. L'anonymat, la propriété intellectuelle, l'expertise, la sécurité, la vie privée et la responsabilité sont largement renouvelés par ce réagencement spatial et ces nouvelles modalités de l'interaction sociale. Parce qu'il engage les individus, mais pas leur corps, parce qu'il permet de transmettre des biens sans en perdre l'usage, parce qu'il permet de coproduire des idées à l'échelle de la planète pour un coût de communication négligeable, parce qu'il est faillible, parce qu'il expose et qu'il laisse des traces d'une extrême précision, Internet questionne la société, parfois en profondeur, tout en posant des défis inédits. Changer l'espace, c'est toucher à ce que le social a de plus intime : la relation. Changer l'espace, c'est changer la société.

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1- Quel est le prix de la gratuité ?

« Why we often pay too much when we pay nothing ? »

Dan Ariely,
Predictably Irrational : The Hidden Forces That Shape Our Decisions,
Harper Collins, 2008.

Les transformations profondes de l'économie contemporaine ne tiennent pas tant à un changement de l'économie qu'à un changement de l'espace. C'est avant tout l'accélération des vitesses et la maîtrise de spatialités de plus en plus vastes qui rendent possible la mondialisation du travail, du capital, des biens et des services. Internet n'a fait que s'inscrire dans cette dynamique, qui articule pleinement action actuelle et potentiel d'action, reconfigurant en profondeur les modalités pratiques de la transaction. Les potentialités de l'immatériel sont si importantes, que les fondements de l'économie sont bouleversés par cette spatialité singulière et émergente, qui interroge jusqu'à la notion même de propriété.

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2- La capacité distribuée

« Pourquoi vouloir s'adapter quand on a compris que la réalité n'était pas posée là, extérieure à nous, préexistante, mais qu'elle était le résultat transitoire de ce que nous faisions ensemble ? »

Pierre Lévy,
L'Intelligence collective : pour une anthropologie du cyberspace,
La Découverte, 1994, p. 11.

En simplifiant la relation entre les individus, Internet renouvelle les modalités de l'interaction, de la collaboration, de la coordination et de l'innovation. Le coût du contact a rarement été si faible, ce qui favorise l'émergence d'expressions individuelles singulières, dont la pertinence et la légitimité n'ont pas besoin d'être déterminées a priori. C'est en effet un environnement privilégié de la multitude et de l'altérité qui se déploie chaque jour un peu plus. Le crowdsourcing, le crowdfunding, l'intelligence collective ou la sagesse des foules sont autant d'opportunités pour une humanité qui trouve enfin l'espace de son expression collective.Car la synchorisation de millions d'individus autorise des pratiques inédites, dont se dégage une cognition particulière, qui ne se limite pas à du collectif. De cette distribution spatiale des capacités individuelles émerge une capacité collective remarquable, dont il est encore difficile de prendre la mesure. Néanmoins, la participation n'est pas suffisante. Les modalités pratiques de la synchorisation sont essentielles. L'architecture de ces espaces, dont les procédés de régulation et d'agrégation des pratiques individuelles diffèrent considérablement, se révèle être particulièrement essentielle au développement de capacités distribuées.

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3- La vulnérabilité généralisée

« L'idéal utopique de la communication, dans cette perspective, n'est critiquable qu'en tant qu'on cherche à l'appliquer. C'est bien là, d'ailleurs, que les effets pervers commencent à se faire sentir. En fin de compte, les dérives de la communication nous renvoient, en miroir, une des questions essentielles de notre temps, celle de la reconstruction de la représentation de l'homme, et de la société. Ce travail ne se fera sans doute pas sans un noyau d'utopie, mais pas non plus sans un vigoureux sens critique. »

Philippe Breton,
L'Utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire »,
La Découverte, 1992.

Internet, en simplifiant la communication entre les individus, en autorisant des synchorisations d'une intensité inédite, expose aussi à des problématiques singulières. L'abondance des données et des connexions ne produisent pas nécessairement du sens ou de la communication. Si l'on se concentre sur les moyens, on court un risque important de ne pas percevoir que leurs virtualités changent la société, de chaque relation qui se déploie à partir d'un tel environnement. La généralisation de la connexion des individus et des objets est une grande opportunité pour collaborer, coproduire, innover et se coordonner ; mais en croyant la connexion intrinsèquement vertueuse, nous nous exposons à des déconvenues majeures. Des collectifs, il n'émerge pas nécessairement de l'intelligence ; de l'hyperconnexion, il n'émerge pas nécessairement de la coordination ; de la masse de données, il n'émerge pas nécessairement du sens ; de la communication, il n'émerge pas nécessairement de la compréhension. Le croire serait adopter une pensée magique de la communication, qui conduit à des apories qu'il faut souligner. C'est là le préalable à une autre pensée, une pensée susceptible de tirer le plus grand profit des virtualités d'Internet. Car ces virtualités annoncent autant l'avènement d'une remarquable capacité distribuée que celui d'une vulnérabilité généralisée, d'une ampleur redoutable. Pourtant, à ce jour, l'une et l'autre sont portées par le même environnement !

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4- L'hybridation de l'espace

« We used to talk about the World Wide Web as an interconnected information space set aside from the world we live in, but the world we live in and the web can no longer be so easily separated. »

Eric Gordon and Adriana de Souza e Silva,
Net Locality : Why Location Matters in a Networked World,
John Wiley & Sons, 2011.

Parce que l'espace n'est pas matériel mais relationnel, Internet est devenu une composante importante de l'espace contemporain, dont il augmente les virtualités spatiales et articule pleinement les échelles, autorisant des interactions inédites. Son interspatialité avec le territoire est complexe. Elle s'inscrit dans des logiques d'interface, de cospatialité et d'emboîtement, qui renouvellent significativement le potentiel des lieux. Cette hybridation se fait au profit des espaces territoriaux les mieux dotés, qui ajoutent à leur qualité de synchorisation territoriale des qualités de synchorisation réticulaire largement accrues. La ville, en particulier, y trouve sa quintessence, maximisant l'interaction entre des réalités et des échelles toujours plus nombreuses, matérielles, immatérielles et idéelles.

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Conclusion

Partager Internet

« The Internet is a reflection of our society and that mirror is going to be reflecting what we see. If we do not like what we see in that mirror the problem is not to fix the mirror, we have to fix society. »

Dans un environnement hyperconnecté, même la déconnexion est un changement, au moins relatif. Le Monde est plus uni, mais il est aussi plus divers, tant il se donne les moyens de l’innovation intense, à la mesure d’une altérité diffuse et de capacités distribuées, qui contribuent à l’émergence de singularités insoupçonnées. Ce n’est pas tant à l’homogénéisation du Monde que nous assistons qu’à celle des processus de différenciation. Ces derniers reposent sur des dispositifs et des normes génériques, aéroports, hôtels, restaurants, téléphones mobiles ou sites internet, dont les ressemblances masquent leur puissance spatiale et la diversité de leurs usages, comme autant de points d’appui pour déployer l’action.

Le décalage entre la compréhension que l’on a de cette dynamique et son effectivité est considérable. Il est d’autant plus important que la spatialité d’Internet présente très peu d’analogies avec les espaces antérieurs, plus familiers. Notre pensée s’est développée dans un environnement différent, régi par des logiques étrangères aux potentialités d’Internet. L’espace a considérablement changé, dès lors qu’il permet des synchorisations inédites, du local au mondial, comme autant de contacts potentiels entre les individus malgré l’étendue qui les sépare. Avec la généralisation de la connexion, à travers de nouvelles opportunités relationnelles, c’est l’être au Monde qui évolue dans son ensemble.

L’espace en société

En changeant l’espace, nous changeons aussi la société. Cette dynamique, commencée avec les premières routes et les premières villes, avec les voies de navigation et de chemin de fer, avec l’écriture et l’imprimerie, avec la radio, le téléphone et la télévision, connaît un renouveau important. En changeant l’espace, c’est l’une des dimensions sociétales fondamentales que nous affectons, l’un de ses moteurs les plus puissants. Comment imaginer qu’en simplifiant la communication de marchandises entre la Chine et l’Europe, nous n’affectons que la répartition de biens matériels ? Comment croire qu’en inventant l’automobile, nous n’affectons que la mobilité ? Comment supposer qu’en créant Internet, nous n’affectons que la circulation de l’information ?

Internet a peut-être été un Eldorado, colonisé par des pionniers et des suiveurs en quête de l’avènement d’un monde meilleur, parsemé de gisements de pépites qu’il fallait être les premiers à découvrir. Mais Internet est surtout un espace dont nous construisons chacune des composantes les plus élémentaires. Il ne s’agit pas tant d’un espace à découvrir que d’un espace inventé et à inventer encore. Comprendre les tensions qui affectent les sociétés contemporaines suppose de prendre au sérieux l’espace, non comme une simple projection du social, mais comme l’une de ses conditions. Sans espace, il n’y a pas de société. Sans localisation et sans communication, l’existence se réduit au néant, figurant un être désincarné, vidé de l’extérieur, sans altérité. Sans contact, le social disparaît, sans enchantement.

La société n’est pas donnée, déjà là. Fragile, elle est sans cesse recomposée par la multitude d’actes et d’expressions individuelles qui, ensemble, assurent l’équilibre fragile entre la société qui passe et celle qui advient. Elle naît de la distance, de l’espace entre les hommes, dont elle est un problème et une solution. La société pose un problème, lorsqu’elle ne s’inscrit plus dans l’espace qui l’anime, lorsqu’elle se situe en deçà ou au-delà des relations effectives entre les individus. La société devient une solution, lorsqu’elle assure la coordination entre des individus aux intentions multiples et contradictoires.

Or, Internet n’abolit pas l’espace. Il crée au contraire de l’espace entre les hommes, un espace singulier de synchorisation d’une puissance considérable, qui réagence notre environnement selon des modalités particulières. Il est donc impératif d’en penser l’architecture, la conception, l’organisation et d’identifier les pratiques qui s’y déploient, leurs logiques et les lieux de prédilection qui émergent de ce renouveau. Enjeu économique, mais aussi politique, cet espace fait l’objet de conflits intenses, qui opposent des entreprises devenues multinationales en moins de deux décennies, des États dont la souveraineté est affectée par un réseau qui les déborde, et des individus dont les intérêts ou la vie privée se trouvent parfois menacés par des intrications souvent peu lisibles.

L’espace en commun

L’espace est, étrangement, ce qui nous rassemble et ce qui nous sépare : entre nous, il y a de l’espace, celui que nous partageons. Aussi, sa dualité constitue un enjeu social majeur, révélateur d’une tension entre la mise à distance indispensable à l’expression de l’individualité et la mise en contact nécessaire à l’expression de la société. L’espace, cadre de l’action, est inévitablement l’enjeu de convoitises, d’appropriations, d’inégalités, d’identités et de conflits. Faire ensemble avec l’espace, c’est chercher le partage qui convient.

Manifestement, le partage d’Internet deviendra de moins en moins évident à mesure qu’il impliquera des acteurs toujours plus nombreux. Internet présente en effet la particularité d’être mondial, tout en s’inscrivant, pour chacune de ses composantes élémentaires, dans des environnements nationaux et régionaux. Pourtant, des arbitrages doivent être faits, ensemble, afin d’organiser cet espace et accompagner son devenir. Car les arbitrages entre la vie privée et la transparence, entre la sécurité et la liberté d’expression, entre la propriété intellectuelle et la diffusion de la connaissance, ne peuvent être laissés au marché, au gré des déconvenues individuelles et des seuls intérêts économiques. Il faut opérer des ajustements, délicats, car l’espace légitime de leur régulation est indiscutablement le Monde. Sans forcément choisir entre le local et le mondial, entre le commun et l’altérité, il s’agit de définir l’équilibre qui convient. En revanche, cet arbitrage a un coût : la politique. L’enjeu de l’espace légitime du politique fut particulièrement souligné par Jacques Lévy dans le contexte particulier des espaces urbains. Il faudra accepter de perdre de la souveraineté, pour gagner le pouvoir de faire coexister des réalités de nature, de culture et d’intentions différentes. C’est la seule condition à la coexistence dans un Monde unifié par ses interconnexions.

Mais la ruée aveugle et avide vers ce nouvel espace a peut-être déjà trop duré. Google hiérarchise les espaces selon des algorithmes opaques dont il est le seul maître, s’octroyant une centralité sans égale. Facebook concentre les pratiques sociales de millions d’individus, dont les relations et les échanges deviennent sa propriété. L’effet de réseau de tels acteurs est tel, qu’il est de plus en plus inconcevable de s’y soustraire, au risque de perdre le gain de ce qui a pourtant été produit collectivement (liens hypertextes, recherche, publications, relations, etc.). Pourquoi des fonctionnalités aussi essentielles ne furent-elles pas élaborées selon des principes comparables à la transmission de paquets, à l’adressage IP, à la messagerie ou au Web ? Comment une entreprise privée peut-elle s’accaparer la formalisation de notre réseau social et le vendre à notre insu ? Pourquoi est-il si impensable que les réseaux sociaux deviennent un protocole comme un autre, dont l’activité marchande se résumerait éventuellement à en simplifier l’usage au même titre que la messagerie ? Pourquoi des entreprises privées se sont-elles octroyé le droit d’activer à distance la caméra d’un ordinateur volé ? Pourquoi Google s’est-il permis de détourner les paramètres de confidentialité d’un navigateur concurrent ? Pourquoi Megaupload a-t-il prospéré pendant si longtemps en toute impunité ?

Tout simplement parce que la politique fut largement absente de cet espace pendant de longues années, limitant souvent son action à des prérogatives restreintes, impuissante à faire autorité sur un espace sur lequel elle n’a pas toujours prise, et souvent incapables de percevoir ce qui a vraiment lieu. Or, définir ce qui est juste et les moyens de le respecter est une question éminemment politique, qui se satisfait peu des injonctions d’échelles inappropriées. La justice est inévitablement un compromis entre des intérêts particuliers, qui incorporent des valeurs provisoires. La justice est contextuelle. C’est pourquoi le Monde et Internet ont un problème commun : la justice peut être pensée à cette échelle, mais elle n’y est que très marginalement effective. Internet est en cela confronté à une problématique redoutable : rendre commensurables des conceptions locales de ce qui est juste, tout en transformant, de par son existence, les modalités pratiques du vivre ensemble.

Ce n’est certainement pas Wikipédia, le pair-à-pair, les blogs ou les dispositifs d’évaluation collective qu’il faut remettre en cause. C’est ce qu’ils vont devenir dans un monde éminemment marchand, animé de nombreux intérêts particuliers. Internet n’en sortira pas indemne sans la pleine considération de ce que recouvre le partage. Plus que jamais, il faut investir cette question et penser, ensemble, les moyens de maintenir cet espace commun, de le partager. Internet est paradoxalement l’un des espaces privilégiés pour mettre en œuvre ce projet, grâce aux conversations qui se déploient dans une sphère publique élargie, dont les propriétés ont singulièrement changé. Mais ce partage ne peut se faire sans prendre en compte la pluralité des individus, des espaces et des institutions concernés. Avant tout, il faut se préserver de notre propension à restreindre notre horizon et à nous couper d’une société plus élargie.

La légitimité du politique

Internet est l’espace privilégié de l’émergence d’une société-Monde, une société qui se donnerait les moyens de gérer le Monde, dont on connaît à présent l’unicité fonctionnelle et la diversité culturelle. Internet accompagne le passage de mondes à un Monde, en passant par les champs de force de la géopolitique et les réseaux hiérarchisés de l’économie. Cette dynamique souligne la faiblesse des États-nations, espaces du politique qui furent transitoirement légitimes, avant d’être débordés par des pratiques qui s’articulent à des échelles qui les dépassent largement.

En cela, le désengagement et la défiance des individus à l’égard de la politique ne représentant pas tant l’échec de la politique elle-même, mais plus particulièrement celle de l’État-nation, qui n’a manifestement plus les moyens de ses ambitions. À présent, nombreux sont les événements qui engagent à prendre la mesure du Monde comme espace pertinent de l’expression politique de l’humanité. Internet offre une opportunité considérable d’accompagner ce changement. Ses problèmes sont aussi les problèmes du Monde et le Monde est aussi son problème.

Car Internet est confronté à un écueil politique qui met en danger l’ensemble de ses fondements. Le temps est peut-être venu où, paradoxalement, la politique doit sauver l’utopie aux fondements d’Internet, qui aspirait pourtant à se passer de la politique. Internet a été imaginé et conçu avec l’idéal libertaire d’une auto-organisation qui accorderait toute sa place à l’individu, seule expression pertinente du social. Aussi, ce dispositif a montré toute la puissance effective de cette idéologie, qui a dès à présent changé le Monde à jamais. Mais en devenant réalité, cette utopie a pris place. Elle a déployé peu à peu un espace et a perdu la désincarnation dont elle avait idéalement besoin. Devenu lieu, Internet est confronté à l’humanité dans ce qu’elle a de plus politique : la conciliation des intérêts particuliers dans un espace partagé.

Le politique est certes un problème, car il peut compromettre le potentiel d’Internet, mais il est pourtant la solution à la déliquescence progressive d’un idéal révolu. Les États-nations, enracinés par leur légitimité territoriale, ont mis du temps à percevoir le phénomène qui émergeait. À présent que leur souveraineté s’en trouve plus affaiblie encore, débordés de toutes parts, ils aspirent à reprendre le contrôle de leur « territoire ». Ce sursaut prend des formes inégales, allant de la surveillance générale engagée par les États-Unis à la nationalisation en Chine, en passant par les blocages DNS imposés aux fournisseurs d’accès en France. Les prémisses de la gouvernance à venir sont loin de celles initiées lors de l’émergence d’Internet, dont le protocole TCP-IP, la messagerie et le Web furent les héritiers. Pourtant co-auteurs de ce drame annoncé, les individus assistent à l’hyperconcentration marchande de cet espace entre les mains de quelques entreprises, et à la régulation non coordonnée, mal informée et autoritaire, d’États qui cherchent légitimement leur place dans un espace qui les dépasse.

Il ne faut surtout pas se méprendre. L’héritage des fondateurs d’Internet n’est pas inébranlable. L’évolution des protocoles, dont l’IP, autorisera de plus en plus des régulations nationales ou particulières à des FAI, susceptibles de remettre en cause la « neutralité » du réseau et de permettre un contrôle inimaginable à ce jour. Espace sans État, Internet s’est nourri de l’illusion que la politique serait impuissante à en prendre le contrôle. Mais, provoqués dans ce qu’ils ont de plus intime, l’espace, les États veulent maintenant restaurer leurs ordres respectifs. Or, ces ordres sont d’une rare diversité et en grande partie contradictoires. Internet va donc être soumis à de profonds changements dans les décennies à venir. Les individus, plus que jamais, doivent prendre conscience de cet équilibre fragile entre des États qui vont inévitablement essayer de réguler un espace aux dérives croissantes, et leur incapacité à coordonner leurs actions à l’échelle d’Internet, c’est-à-dire le Monde.

Il s’agit réellement d’une question éthique, car ce que l’on fait à Internet, on le fait au Monde entier. C’est pourquoi l’avenir devra choisir entre la mondialisation de la politique et la nationalisation d’Internet. Mondialiser la politique ne ferait que prolonger une longue dynamique initiée dès les premières coalescences de l’humanité, nationaliser Internet entraînerait une redoutable régression. Ce serait non seulement la fin d’Internet tel que nous l’avons connu, mais aussi celle d’une société mondiale, aujourd’hui naissante, qui ne demande pourtant qu’à s’exprimer.

Crédits : Texte, conception et design Boris Beaude - FYP Editions - 2012 | Illustration : Martha Müller 2012 - Licence Creative Commons
Internet, changer l'espace, changer la société (introduction, conclusion et introductions de chapitre) de Boris Beaude est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.
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