Bandeau

Introduction - L’abolition de l’espace ?

Chapitre 1 - De l’abolition de l’espace à l’émergence du territoire

  • Internet est un espace réel
  • Internet en ses lieux
  • La pertinence des territoires
  • Partager l’espace, partager Internet

Chapitre 2 - De la liberté d’expression au panoptique mondial

  • Internet, espace de liberté
  • Politique de la liberté
  • L’expression limitée

Chapitre 3 - De l’intelligence collective à la capacité distribuée

  • La démocratie comme expérience de l’intelligence collective
  • Les conditions pratiques de l’intelligence collective
  • Les limites de la participation
  • L’indépendance
  • L’agrégation
  • L’enjeu politique du sens partagé

Chapitre 4 - De la gratuité à la propriété

  • Spatialités de la transaction
  • Les logiques de la gratuité
  • Des économies d’échelle aux effets de réseau
  • Savoir que l’on est le produit
  • Gratuité et rivalité
  • De quoi la gratuité est-elle le prix ?

Chapitre 5 - De la décentralisation à l’hypercentralité

  • La puissance du choix par défaut et du statu quo
  • Effets de réseau et centralité
  • De la multiplicité des lieux territoriaux à l’unicité des lieux réticulaires
  • Les logiques de coalescence réticulaire

Chapitre 6 - De la résilience à la vulnérabilité

  • De la résistance du réseau à la fragilisation de ses nœuds
  • L’impérialisme réticulaire
  • De la vulnérabilité du réseau à celle des individus

Conclusion - De la neutralité du Net à la neutralisation d’Internet

Introduction

L’abolition de l’espace ?

Internet a à peine plus de trente ans et il est sur le point de disparaître. Initié dans les années 50 avec les premières télécommunications entre ordinateurs, devenu projet politique dans les années 60, trouvant ses fondements techniques dans les années 70, il s’est réellement déployé à partir des années 80 dans le cadre de la recherche scientifique et militaire. Ce n’est qu’au cours des années 90 qu’Internet a évolué vers le dispositif que nous connaissons aujourd’hui, lorsque les États-Unis autorisèrent son usage commercial. Il reposait alors sur quelques principes élémentaires qui assurèrent son efficacité et son succès mondial. Internet devait pouvoir fonctionner sur l’ensemble des réseaux, être résistant à la défaillance d’une connexion importante et être le plus décentralisé possible. En quelques années, il est devenu un assemblage complexe d’ordinateurs fixes et mobiles, de téléphones cellulaires, d’objets connectés, de routeurs, de centres de données, de câbles, d’antennes, de satellites, de services et d’informations qui, ensemble, constituent le dispositif de communication le plus vaste et le plus sophistiqué à ce jour.

À présent, la croissance et la diffusion d’Internet semblent être sans limites. Il y a à peine dix ans, Skype, iTunes, Facebook, Google Map, Flickr, YouTube, Twitter, Wikileaks, Dropbox, Spotify, Reddit et Instagram n’existaient pas. Plus largement, Google, PayPal, BitTorrent, Wikipédia, Amazon, eBay et l’accès public à Internet ont moins de vingt ans. Les débits, les contenus et les services étaient très limités, au profit d’une minorité d’utilisateurs dont l’activité professionnelle autorisait l’usage d’un tel dispositif. Mais dès les années 80, la propension d’Internet à changer radicalement la société était déjà largement pressentie. Malgré les obstacles à sa diffusion mondiale, de nombreux pionniers d’Internet avaient l’intime conviction qu’il serait un puissant moyen d’expression susceptible de renouveler radicalement la liberté individuelle.

Cette idéologie, largement héritée de la cybernétique, émergea alors que les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale et le développement du communisme étaient perçus comme le résultat d’une communication inefficiente au sein des sociétés contemporaines. Selon Norbert Wiener, l’un des principaux investigateurs de la cybernétique, les sociétés affectées par d’importants dysfonctionnements ne disposaient pas de « boucles de rétroaction » suffisamment efficaces pour maintenir la stabilité du système social. Lors d’événements dramatiques, elles ne bénéficiaient pas de feed-back suffisants pour répondre efficacement à la situation. Toute entrave à la circulation de l’information était alors considérée comme un risque de déstabilisation irréversible. Dès lors, Internet fut perçu comme une réponse technique à cet enjeu, œuvrant à rendre difficile toute force de censure et de contrôle de l’information.

Quelques briques élémentaires avaient été posées, telles les fondations d’une œuvre majeure qui devait libérer la société de ses oppresseurs. Ces briques furent tellement bien élaborées qu’Internet rencontra le succès escompté et se diffusa dans le Monde entier, plus vite que ne le fit toute autre technologie de communication. L’adéquation entre le potentiel technique d’Internet et les attentes individuelles fut si puissante, que les usages se développèrent à un rythme inédit. Aussi, la croissance d’Internet fut si soudaine que son emprise sur le Monde contemporain s’est faite plus rapidement que notre capacité à en identifier l’influence sur nos pratiques.

Internet s’est déployé dans une part croissante de nos activités, modifiant très significativement l’une des composantes majeures des sociétés : le lien social. Les modalités pratiques de l’interaction ont effectivement changé. La distance demeure, mais elle n’est plus la même. Nous assistons à un réagencement puissant de la place relative des réalités qui constituent notre monde. Nous assistons à la dématérialisation de tout ce qui peut être dématérialisé et à la connexion de tout ce qui peut être connecté. Nous assistons à l’émergence d’un réseau dont l’universalité technique aspire à la création d’un espace si vaste, qu’il recouvre progressivement l’ensemble de notre planète.

Avec le déploiement d’Internet, ses fondements se sont diffusés dans le Monde entier. De nombreuses composantes des sociétés contemporaines furent dès lors profondément transformées. La liberté d’expression fut rarement si effective, offrant des possibilités inédites de communication. L’organisation facilitée des individus en collectifs souples et réactifs sur de très vastes étendues a souligné la capacité d’Internet à mobiliser des compétences dispersées autour d’enjeux particuliers (encyclopédie, développement de logiciels, forums de discussion, collecte de fonds, mobilisation, etc.). Le coût relativement insignifiant de la transmission et de la duplication de l’information a largement perturbé l’économie des ressources immatérielles. La gratuité s’est imposée en norme. Les biens culturels circulent dans des proportions incomparables.

Internet est un puissant moteur d’innovation, alimenté par une culture singulière de l’ouverture. Cette ouverture se caractérise par le libre accès aux sources des dispositifs stratégiques, à la documentation de ses composantes les plus essentielles et à leur libre usage. La structure décentralisée d’Internet s’est ainsi traduite par une prolifération d’initiatives publiques, associatives, individuelles, collectives et privées. Tout intermédiaire souhaitant s’imposer au détriment de médiations plus efficaces risque à présent d’être contourné et d’être délaissé. Vingt ans à peine après son développement commercial, Internet semble être à l’acmé de son potentiel. Sa robustesse a fait ses preuves, alors qu’il s’est adapté à une croissance très supérieure à ce qui avait été imaginé par ses concepteurs.

Mais ces dernières années, les fondements d’Internet se trouvent confrontés à de nombreux défis, dont la diversité et la puissance sont susceptibles de mettre un terme à ce qui s’apparente de plus en plus à une utopie. La liberté d’expression est soumise à un contrôle et une surveillance d’une ampleur inédite. Espace de liberté, Internet est devenu le plus vaste panoptique du Monde. Les nobles présupposés de l’intelligence collective sont ébranlés par l’exploitation commerciale des productions individuelles et leur détournement au profit de stratégies de communication de plus en plus sophistiquées. La gratuité des échanges est affectée par la revendication croissante et souvent légitime des producteurs de contenus. Le potentiel d’Internet n’étant plus à prouver, des acteurs très puissants et de plus en plus organisés tentent par ailleurs de se l’approprier en remplaçant la plupart des standards ouverts et documentés par des normes fermées et propriétaires.

La décentralisation du réseau, quant à elle, n’est plus qu’un vœu pieux, lorsque l’essentiel des communications se concentre au sein de quelques centres de données et quelques entreprises qui se partagent la majeure partie des pratiques numériques. Enfin, la robustesse d’Internet est de plus en plus affectée. Les failles se multiplient et de nombreuses entreprises, gouvernements et individus sont exposés à des attaques informatiques qui visent à obtenir des informations confidentielles et compromettre des infrastructures stratégiques.

En voulant faire du Monde un espace commun pour l’humanité, les pionniers d’Internet ont probablement sous-estimé la faiblesse et la résistance des sociétés qui la constituent. Organisées selon des valeurs multiples, ces sociétés exigent de plus en plus qu’Internet se conforme à leurs propres intérêts. Nous assistons à la confrontation de ces revendications, publiques, privées, individuelles et collectives et il faut dès à présent reconnaître qu’Internet en sera profondément changé. Construit très largement autour de valeurs nord-américaines, Internet doit aujourd’hui être à la hauteur de son ambition et s’adapter à un environnement d’une complexité considérable : le Monde.

C’est pourquoi nous assistons à la concomitance de la mondialisation de la politique et de la nationalisation d’Internet. La politique est en effet une œuvre magistrale, subtile et délicate par laquelle un monde devient commun. Elle organise la coexistence afin de rendre acceptable l’altérité. La politique exige en cela une acceptation profonde des inégales valeurs au sein d’une société et entre sociétés. Or, l’espace est l’une des dimensions de cette altérité. En œuvrant à abolir l’espace, Internet risque finalement d’être aboli par l’espace. Car l’espace ne s’abolit pas. Les individus appartiennent certes à des espaces multiples, mais la politique est structurée autour de territoires sur lesquels elle appuie sa légitimité. Le Monde est un horizon politique probable et de plus en plus souhaitable pour l’humanité, mais cet espace ne dispose toujours pas de la légitimité suffisante pour organiser Internet, sa croissance et son adéquation à des intérêts divergents. C’est pourquoi les réactions nationales à l’universalisme supposé d’Internet risquent d’être redoutables si les enjeux politiques d’Internet ne sont pas mieux considérés dès à présent.

Internet œuvre à faire du Monde un « point », ce qu’il n’est précisément pas. La libre circulation, l’abolition de la distance ou la transparence représentent autant d’utopies que de dystopies, lorsque leur mise en œuvre révèle leurs contradictions. La diversité du Monde est au cœur de la politique. Sans cesse, il faut composer entre la liberté et l’égalité, entre les individus et les sociétés, entre la transparence et la vie privée, entre la gratuité et la propriété. Les valeurs sont autant d’équilibres précaires entre des options contradictoires, dont la stabilité est toujours provisoire. C’est pourquoi le maintient de la majuscule à Internet est important. Face à tant de dissensions, il est impératif de rappeler qu’il n’y a qu’un Internet, et que sa banalité n’enlève rien à son unicité. Internet n’est pas comme la radio ou comme une chaise. Internet est un nom propre, au même titre que la France ou l’Union européenne. Ce que l’on fait à Internet, même localement, on le fait à Internet dans son ensemble. La fin d’Internet, de surcroît, ne signifierait en rien l’émergence « d’internets ». Ce terme n’aurait tout simplement plus de sens. Il y a un terme plus sinistre pour décrire cela : intranet. Ce terme, lui, est générique. Il y a plusieurs intranets, et des pays tels que l’Iran remplaceraient bien l’Internet mondial, unique, par des intranets nationaux sur lesquels ils auraient un total contrôle.

C’est pourquoi il est important de garder à l’esprit que si les valeurs peuvent changer, Internet le peut tout autant. Omettre cette double dynamique constitue un obstacle à la pensée du Monde et de l’Internet qui vient. Elle empêche de considérer que les valeurs relatives à la vie privée ou à la propriété peuvent changer, mais aussi qu’Internet continue à évoluer, s’adaptant sans cesse à son environnement technique, social, économique et politique. Internet change la société et la société change Internet. À présent, les sociétés contemporaines doivent s’engager dans un vaste débat pour discuter de ce qui convient dans cet espace renouvelé, pour établir les règles de coexistence qui permettront d’accueillir les nombreuses pratiques qui émergent. Une politique légitime doit arbitrer les possibles pour que cet espace devienne lui aussi légitime. Sans cela, Internet sera détruit par des revendications contradictoires. Puisse ce livre aider à ce qu’Internet survive aux intérêts particuliers. Puisse ce livre contribuer à ce qu’Internet reste un espace mondial pour l’humanité.

Conclusion

De la neutralité du Net à la neutralisation d’Internet

Internet devait abolir les distances, accroître la liberté d’expression, augmenter l’intelligence collective, promouvoir le potentiel de la gratuité, décentraliser le pouvoir et résister à tous ceux qui souhaiteraient en prendre le contrôle. Force est de constater que ces finalités touchent à présent à leur fin. Les frontières sont réintroduites. La liberté d’expression est de plus en plus encadrée. Les capacités restent très inégalement réparties. Le pouvoir est plus centralisé que jamais. C’est manifestement à la fin d’Internet que nous assistons. En changeant l’espace, Internet change l’organisation sociale de l’humanité ; et l’humanité, tellement plurielle, ne laissera pas Internet inchangé !

Les frontières tendent en effet à émerger de toutes parts. Dès à présent, des pays tels que les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France imposent activement aux moteurs de recherche de supprimer des URL et aux fournisseurs d’accès d’en interdire la connexion lorsqu’elles conduisent à des espaces qui contreviennent aux lois en vigueur. Les résultats de Google ou de Twitter diffèrent selon les pays, non seulement pour s’adapter à leur contexte culturel, mais aussi pour se conformer aux politiques locales. Les offres audiovisuelles d’iTunes, de Netflix, de YouTube ou de Spotify diffèrent tout autant d’un pays à un autre lorsqu’elles ne sont pas tout simplement inexistantes. Pour contourner ces atteintes à l’unicité et à la mondialité d’Internet, de plus en plus d’individus utilisent des techniques comparables à celles qui sont exploitées par les Chinois ou les Iraniens pour accéder à Facebook ou à Twitter.

La liberté d’expression est de plus en plus menacée. L’anonymat devient impossible dans de nombreux pays et des dispositifs de surveillance d’une rare ampleur se révèlent être des moyens d’identification et de neutralisation des opposants à un régime autoritaire. Les médias font l’objet de pressions croissantes, alors que l’accès facilité à des documents confidentiels expose plus directement les dérives de démocraties parmi les plus modernes, dont les États-Unis. Wikileaks illustre parfaitement ce renouvellement de la circulation de la confidentialité, et la difficulté à opérer une telle activité sans faire l’objet de contraintes importantes. Le Washington Post et le Guardian ont récemment fait part de leur inquiétude et des pressions exercées à leur égard pour ne pas traiter précisément certains sujets dont celui de la surveillance. Des entreprises telles que Lavabit, qui s’engageaient à assurer des échanges confidentiels entre leurs clients, parmi lesquels Edward Snowden, ont dû abonner leur activité lorsqu’ils furent contraints de fournir un accès à leurs données.

Le potentiel de « l’intelligence collective » est quant à lui de plus en plus détourné à des fins particulières. Il est manifeste qu’une minorité contribue à la coproduction de biens communs tels que Wikipédia, et il apparaît que cette minorité doit lutter de plus en plus activement contre des tentatives de manipulation et de désinformation. Par ailleurs, les pratiques numériques se déploient de plus en plus dans des environnements privatisés. Facebook et Twitter, en particulier, constituent des ressources d’information considérables, dont l’usage tend à être réservé et limité aux réels clients de ces entreprises qui sont majoritairement des annonceurs. Cette privatisation de la coproduction sociale des contenus, des relations et de la vie privée, s’oppose de plus en plus aux standards ouverts qui furent utilisés efficacement pendant de longues années. Cette ouverture aurait pourtant largement profité aux réseaux sociaux et à la messagerie instantanée, dont la finalité serait plus explicitement orientée vers l’intérêt de leurs utilisateurs.

Or, « l’intelligence collective » est de plus en plus détournée par quelques intermédiaires privilégiés qui se permettent de traiter et d’agréger massivement les données produites par tout un chacun. Le potentiel considérable de ces informations ne profite effectivement pas directement à ceux qui les produisent. Ces derniers sont paradoxalement tributaires d’environnements contraignants dont les tenants décident arbitrairement des pratiques et de la confidentialité qui conviennent. Il est à présent évident que les annonceurs sont les réels clients de telles plateformes alors que leurs millions d’utilisateurs ne sont que les produits.

Les atteintes à la liberté d’expression et au potentiel de l’intelligence collective révèlent plus généralement une concentration inédite des pouvoirs, dans des proportions incomparables avec celles qui furent à l’œuvre les siècles précédents. Facebook et Google, avec près d’un milliard d’utilisateurs, bénéficient d’un pouvoir considérable sur le Monde contemporain, si l’on considère leur connaissance approfondie des moindres pratiques numériques. Par ailleurs, en maîtrisant l’accès aux infrastructures et à de très nombreux terminaux de communication, les États-Unis et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, la France et la Chine, disposent virtuellement d’informations d’une rare précision sur les communications, les relations, les lectures et la localisation de centaines de millions de personnes, dont des dirigeants d’États et de multinationales. En profitant de la normalisation des dispositifs de communication, même des apprentis pirates peuvent s’entraîner en activant la webcam de mineurs à leur insu. Cette redistribution du pouvoir de surveillance et de manipulation s’établit de surcroît en l’absence totale de transparence, tant sur la quantité que sur la qualité des données collectées, ainsi que sur l’usage qui en est fait.

Les atteintes à Internet tel qu’il fut imaginé ne semblent plus avoir de limites. Même les fournisseurs d’accès, selon leurs propres intérêts, s’autorisent de plus en plus à intervenir sélectivement sur les échanges en réduisant le débit de services parmi les plus utilisés, en compressant les images de sites sans en informer leurs clients ou en ne décomptant pas de leurs forfaits mobiles l’usage de leurs propres services ou de leurs partenaires. De telles pratiques contreviennent ouvertement à la neutralité du net, une notion qui émergea en 2003, lors des premières tentatives explicites des fournisseurs d’accès qui consistaient à profiter de leur position stratégique pour en tirer un profit au détriment de la liberté de leurs clients. Ces pratiques introduisent une discrimination des flux selon leur origine, leur destination et leur contenu. Elles affectent ouvertement l’une des valeurs les plus fondamentales d’Internet, en altérant significativement la liberté d’expression, mais aussi la liberté d’entreprendre. Ces discriminations des contenus imposent de surcroît des expériences inégales d’Internet selon les services utilisés, indépendamment de leurs qualités intrinsèques.

Enfin, parce qu’Internet s’est diffusé à une très large partie des pratiques contemporaines, son efficacité devient une vulnérabilité supplémentaire, alors que les failles de sécurité se révèlent être de plus en plus nombreuses et de plus en plus critiques. À présent, ni les États, ni les entreprises, ni les individus, aussi puissants soient-ils, ne peuvent prétendre avoir le contrôle de ce nouvel environnement, avec l’assurance de ne pas être surveillé ou de ne pas être exposé à la destruction de ressources stratégiques. Ces vulnérabilités assignent de plus en plus le Monde à la transparence et à une vulnérabilité renouvelée, du moindre individu à la personne la plus exposée médiatiquement. Il est temps de se demander sérieusement ce que nous avons fait à Internet, et ce qu’Internet nous fait.

Après une vingtaine d’années d’usage public d’Internet, les conflits d’intérêts sont devenus trop importants, trop éclatants, et trop contraignants. Le projet initial d’un lieu mondial qui privilégierait une interaction libre de l’humanité touche effectivement à sa fin. De la neutralité d’Internet, nous assistons à sa neutralisation par une pluralité d’acteurs engagés dans des intérêts divergents et de plus en plus contradictoires. En voulant abolir l’espace, Internet a souligné au contraire la richesse, la force et la pluralité des espaces dont le Monde est constitué. En accueillant une part croissante de la population mondiale, Internet exacerbe ce que l’humanité a en commun, mais aussi ce qui la divise en sociétés établies autour de valeurs différentes.

Internet s’inscrit précisément dans cette dynamique : un mouvement des individus vers le Monde, dont les divisions doivent être considérées à la mesure de sa cohérence et de son unicité. Internet est une occasion inédite pour l’humanité de s’ériger en société. Internet constitue en cela une opportunité de se donner les moyens de gérer communément la coexistence à l’échelle mondiale et de mieux reconnaître la légitimité des individus à être l’expression élémentaire de la politique. Car, en s’ouvrant à chaque individu, Internet exacerbe conjointement la fragilité des États-nations et l’émergence du Monde comme horizon politique pertinent de l’humanité, comme espace d’identification et de projection autour d’intérêts communs.

Le terrorisme, l’environnement ou le chômage sont autant de problématiques mondiales qui cristallisent en effet la difficulté des États-nations à justifier leur souveraineté et leur emprise sur des enjeux qui les débordent largement. Trop longtemps, nous avons sous-estimé la capacité d’Internet à changer les sociétés, mais aussi la capacité des sociétés à changer Internet. En changeant l’espace, en réagençant la place relative des choses, en modifiant les modalités pratiques de l’interaction sociale, Internet ébranle pourtant de nombreuses valeurs, souvent érigées en lois. Cette transformation est si puissante que les conceptions de ce qui est juste et approprié sont effectivement remises en cause, discutées et reconsidérées.

L’expression individuelle étendue au Monde entier, le partage gratuit de biens culturels ou la surveillance généralisée illustrent parfaitement la radicalité de ce changement. Nous percevons chaque jour un peu plus à quel point l’inadéquation entre les pratiques et les dispositifs de régulation devient intenable. L’extension d’Internet à une part considérable de la population mondiale constitue en cela un défi politique majeur. Les nombreuses valeurs qui organisent les sociétés sont dès lors mobilisées activement : les conflits entre individus, États et sociétés privées soulignent en effet à quel point la liberté d’expression, la vie privée, la propriété et la sécurité sont inégalement érigées en principes fondamentaux ! Aussi, la difficulté des problématiques inhérentes à ce changement réactive les contradictions entre de telles valeurs. Il apparaît évident que la sécurité et la vie privée sont antinomiques, que la propriété et la gratuité s’accordent parfois difficilement, que la liberté d’expression et la diffamation s’opposent largement et, plus généralement, que la neutralité n’est pas une politique suffisante. Il apparaît en outre que ces valeurs ne sont pas arbitraires et que, souvent, elles demeurent pertinentes et nécessaires. Internet révèle à quel point nous avons oublié le processus mouvementé par lequel les dispositifs juridiques qui nous contraignent se sont développés, et pourquoi nous nous sommes imposé de telles lois.

Internet a transformé si intensément les virtualités de l’action qu’il convient probablement de considérer consciencieusement ce changement, afin de trouver des réponses appropriées et efficientes, qui exposent certes à de nouvelles vulnérabilités, mais aussi à des opportunités inédites de renouveler profondément la coexistence. Un tel débat n’est pas une affaire de spécialistes. Ce défi engage toutes les sociétés dans leur ensemble et mobilise les organisations politiques dans leur fonction la plus essentielle : penser et organiser les conditions de leur propre existence.

Les finalités d’Internet sont en effet porteuses de valeurs qui ne résument pas tous les enjeux de société. La politique est précisément le moyen par lequel les sociétés organisent les conflits d’intérêt et de valeurs afin de rendre la coexistence possible. La politique consiste à prendre position lorsque l’équilibre des valeurs ne s’impose pas. Ce qui est nouveau, avec Internet, ce n’est certainement pas la contradiction entre les nombreuses valeurs qui animent les individus, mais la difficulté de leur équilibre et de leur organisation à l’échelle du Monde. Or, les États-nations se trouvent de plus en plus impuissants à organiser cet équilibre.

La neutralité ou l’auto-organisation font partie des options libertariennes qui accompagnent une composante notable de l’émergence d’Internet. Ces notions sont pourtant en contradiction avec la politique, qui œuvre à organiser la coexistence selon des contrats sociaux qui ne se résument pas à de simples relations bilatérales, qui se traduisent généralement en rapport de forces. La neutralité et l’auto-organisation, seules, n’apportent pas de réponses efficientes à toutes formes de prédations telles que la pédophilie, le terrorisme ou le totalitarisme. Elles n’assurent pas non plus le respect de la vie privée, lorsque celle-ci est divulguée massivement sur Internet au nom de la transparence, de l’économie de marché ou du simple divertissement. Elles sont enfin impuissantes lorsqu’il s’agit de gérer la pluralité des régimes de propriétés, puisque même les Creative Commons supposent qu’elles puissent être respectées.

Les sociétés se sont organisées en considérant que toutes les pratiques ne se valent pas et que pour contenir les pratiques qui ne sont pas jugées convenables, l’autorégulation n’est pas suffisante. Jusqu’à présent, Internet s’est montré capable d’accueillir des pratiques d’une rare diversité. Mais, comme tout autre espace, Internet expose à la violence, au racket, à la manipulation, à la diffamation, au vol, à la destruction et à une multitude d’actes parmi les plus abjects. Il est irresponsable de feindre que ces actes n’existent pas ou d’être neutre à l’égard de pratiques qui affectent de plus en plus d’individus, en se contentant d’invoquer une prétendue liberté. Lorsque des conflits d’intérêts opposent des individus, il convient toujours de se demander à qui profite la neutralité et à qui profite la liberté !

Mais il serait tout aussi irresponsable de ne pas considérer le potentiel de liberté et d’innovation dont Internet est porteur et dont il fait preuve chaque jour. C’est pourquoi l’humanité doit saisir cette occasion de rediscuter, ensemble, de ce que l’on considère comme important, vraiment important. Il faut s’autoriser à accepter que le Monde ait changé, que nous ayons changé et qu’il ne soit pas insensé de repenser les règles qui organisent notre coexistence. Le défi, à présent, est d’une rare complexité. Nous assistons à un moment qui exige d’être aussi intransigeant à l’égard des dérives dont toute société politique est capable, qu’à l’égard des dérives dont Internet est l’objet.

Ce dont le Monde a besoin, c’est d’un débat politique majeur sur l’avenir de ce qui constitue probablement le seul lieu que l’humanité ait en commun. Sans aucun doute, il va falloir choisir entre la fin d’Internet ou la mondialisation de la politique, il va falloir placer Internet au cœur d’un débat qui, avec l’environnement, le terrorisme et la fragilité des économies occidentales, nous impose de nous demander si ce qui nous rassemble n’est pas plus décisif que ce qui nous divise. Sans une telle dynamique, qui engage la responsabilité d’une pluralité d’acteurs, nous assisterons non seulement à une partition encore plus radicale d’Internet au profit des plus puissants et des plus habiles, mais aussi à un partitionnement encore plus funeste du Monde. Nous nous exposons à un effondrement de la mondialisation et à des replis nationalistes, dont il est fort probable que les États sortiront encore plus impuissants et démunis.

Internet est vraiment sur le point de disparaître, et une part de notre humanité risque de disparaître avec lui. Puissant vecteur d’une mondialisation qui mobilise activement les individus, Internet suggère qu’un nouveau moment est venu pour l’humanité de penser ce changement d’échelle vers son horizon ultime, le Monde. Car Internet est la sphère publique idéale pour mener ce défi ; il en est le lieu privilégié, un lieu fragile qu’il ne faut pas cesser de penser, de construire, de partager, d’alimenter et de préserver, ensemble.

Crédits : Texte, conception et design Boris Beaude - FYP Editions - 2014 | Illustration : Martha Müller 2012 - Licence Creative Commons
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