Les espaces de jeu en ligne : le numérique comme terrain ludique et social.

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Depuis les années 2010, le jeu vidéo a gagné une popularité dépassant l’entendement : ce ne sont pas moins de 24 millions de joueurs connectés simultanément à la plateforme de jeu PC Steam, plus de 100 millions de joueurs connecté au PlayStation Network par mois, des tournois aux prix monétaire de plusieurs millions et une estimation de revenus globaux pour 2021 à plus de 150 milliards de dollars qui font régulièrement la une. Les jeux vidéo, vu de l’extérieur, ce sont avant tout des chiffres dantesques. Le jeu n’est cependant pas que ça ; c’est une activité sociale pratiquée depuis des siècles, qui s’est transformée avec les technologies numériques et d’Internet.

Dans cet article, je m’attarderai sur la façon dont les technologies d’Internet ont redéfini la pratique sociale du jeu vidéo en ligne, à la fois du point de vue des sciences sociales et des personnes pratiquant le jeu ; cela en articulant plusieurs points, c’est-à-dire la conception du jeu vidéo en tant qu’espace, l’utilisation nouvelle d’une immense quantité de traces numériques, ainsi que l’utilisation d’intelligences artificielles.

Un espace virtuel ?

Une erreur commune est de voir le jeu vidéo comme un espace virtuel, comme simple opposition au monde « réel ». Le jeu vidéo en ligne peut en effet être défini comme un espace virtuel, mais cela seulement si virtuel veut dire en puissance : selon cette définition, chaque jeu vidéo vient avec son lot de virtualités, de possibilités d’agir et d’utilisation (Beaude 2014a). Le jeu vidéo a tendance à être perçu comme en opposition au monde « réel » par une conception erronée de l’espace, limitée au territoire. Les espaces des jeux vidéo, propres à chacun, tous proposant leurs propres virtualités, sont avant tout des espaces ludiques d’interaction homme/machine régis par des programme informatiques (Beaude 2014a). Un point central de l’espace du jeu vidéo est ses virtualités limitées, par simple impossibilité de les exécuter : Tetris, par exemple, n’en n’a pratiquement aucune, car il propose une expérience de puzzle spécifique. Ainsi, l’espace du jeu se définit par ses règles, qui servent de limites définissant son « terrain » (Basso-Fossali 2009).

Le jeu vidéo en tant que tel ne change pas fondamentalement l’espace de jeu ; les programmes informatiques sur lesquels il repose ne sont qu’une évolution, une nouvelle étape, en phase avec le progrès des technologies du numérique. Ainsi, le jeu vidéo n’a pas attendu Internet pour proposer des espaces de virtualités dans un cadre limité par des règles ; le jeu multijoueur le pré-date également (Tennis For Two en 1954). Là où le jeu vidéo se distingue du jeu dans sa définition classique, c’est dans les caractéristiques que peut avoir sa spatialité (Beaude 2014a). Si certaines pratiques ludiques comme le GN ou les Escape Games proposent des spatialités alternatives aux jeux de plateau ou aux sports, celles du jeu vidéo s’articulent de façon bien plus large, avec des possibilités en théorie presqu’infinies. Par exemple, un jeu de tennis peut prendre une forme simplifiée comme Pong, réaliste comme Virtua Tennis, ou arcade et totalement fantaisiste, avec un terrain et des règles changeantes comme dans Mario Tennis.

De la même façon, l’utilisation des technologies d’Internet rajoute simplement une caractéristique supplémentaire aux spatialités du jeu vidéo : est-il « en ligne » ou non ? Est-ce que les joueurs s’y affrontent, s’y côtoient, ou y collaborent ? Des communautés, factions ou regroupements entre joueurs sont-ils possibles, ou le joueur joue-t-il seul ? Tous ces éléments permettent de définir la spatialité d’un jeu donné, qu’il s’agisse de ses virtualités, de son environnement ou des relations entre joueurs qui y ont lieu : Boris Beaude définit plus généralement ces caractéristiques de la spatialité comme la connexion et l’interaction (2014a).

La connexion définit en quelque sorte l’ampleur de la spatialité en ligne : deux joueurs s’affrontant sur HeartStone sur une arène de jeu de cartes diffèrent vastement de joueurs sur un MMOG (Massively Multiplayer Game) où ces derniers se retrouvent dans un monde persistant même quand personne n’est connecté comme World of Warcraft, tant en leur géographie pure qu’en potentialités. De plus, les modes de jeux joueurs/machines (PvE ; Player VS Environment), et les interactions joueur(s)/joueur(s) (PvP ; Player VS Player), soulignent les enjeux de performance et de sociabilité des jeux (Beaude 2014a).

De la même façon, l’interaction englobe celles entre les joueurs (chat textuel ou vocal ; application tierces pour communiquer), mais aussi celle entre un joueur et le programme informatique (manette, capture de mouvement, réalité virtuelle). Dans le jeu en ligne, ce sont les interactions entre deux ou plusieurs joueurs qui sont capitales à étudier, car ces dernières sont possibles seulement depuis Internet, et permettent de créer plusieurs espaces (au sens chora, voir Beaude 2014b) à travers lesquels un joueur navigue pour jouer : par exemple, il est tout à fait possible d’occuper simultanément un espace de jeu, et un espace de communication (Discord, TeamSpeak, Skype).

Les traces comme marqueurs de pratiques

Ces espaces du jeu en ligne et leur investissement par les joueurs laissent évidemment des traces numériques, qui servent à la fois au fonctionnement du jeu, à son développement continu et aux joueurs, notamment comme marqueur de performances.

Chez les joueurs, les traces numériques, récupérées et compilées sous forme de jeux de données, de tableaux et de graphs, servent principalement à connaître ses propres performances, et les comparer à celles des autres. Certaines traces sont disponibles publiquement, permettant à n’importe qui d’y accéder (Lewis & Wardrip-Fruin 2010), souvent moyennant de connaître le nom d’utilisateur d’un joueur. C’est le cas des sites dits de tracking, qui récoltent les logs publics des jeux les plus populaires (Medler & Magerko 2011). Ceux-ci amassent des quantités impressionnantes de traces et de données, qui peuvent rester plutôt en surface, comme c’est le cas de Fortnite Tracker, ou entrer dans les détails de chaque partie, comme League of Graphs. D’autres, comme csgostats, demandent d’abord un code d’accès des développeurs, afin d’accéder aux traces ; souvent, ces sites-ci offrent plus de détails que les trackers publics, puisqu’ils ont accès aux logs privés des joueurs. Ceci-dit, tous ces sites présentent certaines informations de base, comme le nombre de victoires, d’adversaires tués, les armes/personnages favoris, etc.

Un exemple de la façon sont agencées les stats. Ici, CSGO (mes stats peu brillantes).

L’analyse des traces des joueurs comme marque de performance donne une bonne idée de la richesse de ces dernières, ce qui permet de comprendre comment elles peuvent être utilisées par les équipes de développement comme un feedback vecteur de changements à implémenter (Marr 2016). Il va sans dire que, sans Internet, il n’est pas imaginable de récolter autant de données sur les performances et habitudes de jeu des joueurs : avant Internet et le jeu en ligne, quand un jeu sortait, il s’agissait de sa version définitive. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et des mises à jour peuvent avoir lieu, qu’elles prennent une échelle globale, ou personnalisée (Marr 2016). Il est également important de souligner que le jeu vidéo en ligne est redéfini avec la banalisation d’Internet : un jeu sans mode multijoueur peut très bien être sujet à la récolte de traces numériques et aux mises à jour qui s’en suivent. Le plus souvent, la récolte et l’utilisation des traces se justifie par les développeurs selon trois buts distincts :

  1. Permettre une rétention d’audience en éliminant les frustrations ;
  2. Équilibrer un jeu en ligne si une stratégie domine ;
  3. Gagner de l’argent en adaptant les modèles de monétisation.

Dans le premier cas, qui concerne les jeux solos, mais dont des données sont continuellement récoltée par les développeurs, on peut citer Electronic Arts qui analyse les parties des joueurs afin de déterminer si ceux-ci butent et abandonnent à un endroit donné, afin de mettre à jour leurs jeux pour éviter de perdre leur audience (Marr 2016). De la même façon, From Software a à multiple reprise diminué la difficulté de certains boss de Sekiro : Shadows Die Twice en fonction de la progression des joueurs.

Pour le deuxième, il s’agit d’une pratique répandue dans les jeux vidéo compétitifs en ligne, comme CSGO, LoL, DOTA 2 ou Overwatch. Par exemple, Valve, qui développe Counter Strike : Global Offensive par exemple est relativement transparent sur sa volonté d’équilibrer son jeu, notamment dans le cadre des compétitions d’e-sport. Ces mises à jour utilisent les traces d’utilisations des armes, qui sont mises en relation avec les dégâts, morts causées, rounds gagnés, etc.

Plus controversée, le troisième but est souvent sujet à de nombreux débats. Un exemple récent est celui de Square Enix, qui a en deux temps observé puis réduit la vitesse à laquelle les joueurs gagnaient de l’expérience dans Marvel’s Avenger, puis introduit des packs d’expérience payants. Ce fut également le cas du jeu Middle Earth’s : Shadow Of War, dont le distributeur Warner Bros. a voulu bloquer la progression derrière un système de lootbox difficilement accessibles sans payer. Le point commun de ces deux cas est que ces décisions ont dû être revues à la suite des débâcles médiatiques qui les ont suivies. Ainsi, l’utilisation des données, quand elle est ouvertement à des fins mercantiles, peut poser des problèmes aux joueurs.

Enfin, ces traces ouvrent des portes jusqu’alors insoupçonnées pour la recherche, comme analyser les habitudes des joueurs avec les lootbox (Zendle, Petrovskaya & Wardle 2020), mieux comprendre le football en analysant les traces des parties de Fifa (Cotta 2016), observer la vitesse de gain de niveau dans World of Warcraft pour savoir si les classes et races correspondent au folklore du jeu (Lewis & Wardrip-Fruin 2010), ou encore savoir quelles options et voitures sont les moins utilisées dans un jeu de course (Hullett et al. 2012). Ces traces pourraient permettre de débloquer un savoir social, culturel et économique immense sur le jeu vidéo, à condition qu’elles soient pleinement accessible, ce qui est rarement le cas (Lewis & Wardrip-Fruin 2010).

La question de l’IA

L’appellation d’IA, ou intelligence artificielle, est souvent représentée dans le jeu vidéo par les personnages non-joueurs (PNJ), alliés comme ennemis, qui accompagnent les parties ; celle-ci n’est pas à proprement parlé intelligente, dans la mesure où il s’agit en réalité d’un algorithme spécialisé auquel est attribué des tâches spécifiques. L’IA a vécu des progrès fulgurants ces dernières années, en témoignent les technologies de deep learning utilisées dans des programmes comme AlphaGo Zero et AlphaZero, mais consiste généralement en un programme qui réalise une tâche de la façon la plus efficiente possible, dans ce cas des échecs et du go (Bratko 2018).

L’IA est le plus souvent limitée, dans le contexte du jeu vidéo, au rôle d’instance de contrôle du jeu et son déroulement, ainsi qu’à la fonction du PNJ. Pour un personnage allié ou neutre, l’IA sert à accompagner le joueur dans son aventure, l’aider dans ses tâches, ou lui les donner ; elle a attrait à la narration de l’histoire d’un jeu (Warpfelt 2016). Au contraire, une IA ennemie sert tantôt d’entraînement, tantôt d’adversaire (Johnson 2014). Dans le jeu vidéo en ligne en PvE, la présence d’IA ennemies est attendue, et compose l’attrait du jeu : dans World of Warcraft, les raids de donjons sont souvent une des parties les plus anticipées puisqu’ils voient les joueurs affronter des ennemis IA dantesques. Dans PayDay 2, il est amusant de braquer des banques en jouant des limites des IA comme un jeu de puzzle. Qu’elle soit limitée ou puissante, l’IA en PvE a un but : l’immersion des joueurs (Lecky-Thompson 2008).

Pour ce qui est des jeux en PvP, il a été théorisé que la place de l’IA serait vouée à disparaître, puisque c’est l’interaction joueur(s)/joueurs(s) qui est recherchée, mais Lecky-Thompson rejette cette idée, expliquant que certains rôles, notamment de monitoring et de gestion des systèmes de jeux, ne seront probablement jamais remplacés par des humains (2008). Lecky-Thompson va jusqu’à postuler que l’IA peut servir, avec de l’entraînement, à remplacer les joueurs humains en copiant leurs comportements et styles de jeu, ce qui permettrait de donner l’impression que l’on joue avec d’autres humains, sans que ce ne soit le cas.

Ainsi, l’usage des traces numériques produites par l’utilisation des espaces de jeu en ligne peuvent être investies pour entraîner des IA. Des situations comme décrites ci-dessus ont déjà eu lieu, comme avec le jeu mobile Mario Kart Tour, dont les joueurs-IA étaient si réalistes que beaucoup pensaient jouer en multijoueur, quand bien même ce n’était pas le cas. La plupart ne parviennent cependant pas à être convaincants : Rocket League et Counter Strike : Global Offensive par exemple sont réputés pour avoir de très mauvais bots, brisant ainsi l’immersion.

Le défi de l’IA est double, dans le jeu vidéo en ligne : quand elle est visible des joueurs, elle doit permettre l’immersion des joueurs, que ce soit en s’ancrant dans l’univers du jeu joué, ou en imitant de manière suffisante les joueurs humains pour se faire passer pour l’un d’eux (Warpfelt 2016) ; quand elle ne l’est pas, elle doit gérer les systèmes de jeux, permettre la récolte de données utilisables pour les équipes de développement, et s’assurer du bon déroulement des parties, dans le cas d’un programme anti-triche (Lecky-Thompson 2008 ; Johnson 2014). L’IA pose alors des questions concernant la sociologie et la philosophie, notamment du moment où elle parvient à imiter de manière convaincante un joueur humain. Elle pose également de nombreux défis pour les sciences informatiques et l’étude des techniques, qui chercheront justement à créer les IA les plus performantes, convaincantes et utiles pour des jeux vidéo.

Un espace de rencontre des technologies et des gens

Les jeux vidéo proposent de nombreux défis aux études des sciences et techniques ainsi qu’à la sociologie : lieu de rencontre en ligne normé par des règles strictes, ils sont un espace aux nombreuses caractéristiques qui concernent tant des aspects techniques que les relations entre joueurs. De plus, les traces qu’ils génèrent pourraient créer des jeux de données très intéressants pour la recherche, si leur accès était ouvert. Elles sont pour l’instant utilisées par l’industrie pour proposer des jeux plus adaptés aux attentes et besoins des joueurs, ainsi que pour engranger des revenus de manière plus efficace. Elles servent également au développement d’IA, qui sont chargées tantôt de régir les espaces de jeu, tantôt de fournir un univers cohérent dans lequel progresser, tantôt de proposer un défi, qui peut servir à s’entraîner ou remplacer un joueur.

Il est facile de penser que le jeu vidéo est un espace d’amusement seulement, et que sa volonté d’être ludique n’en fait pas un objet d’étude suffisamment sérieux. Pourtant, dans les méandres des serveurs de jeu se déploie un part toujours plus importante de interactions entre des individus du monde entier, entretenant une pratique et un culture qui lui sont associée qu’il convient de ne pas négliger dans les études en sciences humaines et sociales.

Joël Rimaz

Bibliographie

Les sites webs visités sont accessibles par lien hypertexte — je me suis permis d’utiliser les technologies du Web pour alléger la lecture.


Basso-Fossali, P. « L’espace du jeu », Actes Sémiotiques 112, 2009.

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Joel Rimaz