Smartcities : potentialités pour l’histoire publique

Quel avenir pour les villes ?

Les villes – dont certaines possèdent bien souvent une histoire plus longue que celle des États-nations (Le Gales 2011) – semblent être amenées à devenir l’un des prochains enjeux du numérique. En plus de leurs concentrations en ressources et leur dynamique d’innovation, elles concourent également à l’extraction des données. Les villes sont pourtant avant tout un dispositif humain dont certaines ont survécu à l’effondrement de civilisations, aux guerres, aux révolutions et aux changements technologiques qui ont profondément affecté l’histoire humaine. Ce phénomène de mise en commun n’est pas sans rappeler celui qui a permis la richesse d’Internet aujourd’hui au sens de la création d’intelligence collective. Les technologies du numérique, dont l’impact est souvent comparé à celui qu’eut l’imprimerie, auront semble-t-il une influence certaine sur le futur des villes. 

Si la transition numérique a d’abord été marquée par le web 2.0. connectant les individus entre eux, on constate depuis plusieurs années le développement de l’Internet of Things (IoT), ce qui pour Zanella permettra d’intégrer un grand nombre de systèmes hétérogènes au développement de nombreux services numériques (Zanella et al 2014 : 22). Ces nouveautés pourront également participer à l’idée de rendre les villes plus intelligentes en se basant notamment sur les traces numériques laissées par les internautes. Or, ces données sont également au centre de nombreux débats sur leur propriété et cela ne sera pas sans impact sur les smartcities. En effet, leur prolifération permettrait de rendre visibles des pratiques jusqu’alors invisibles (Beaude 2015 :1) et d’améliorer nos connaissances sur la société. Dans cette optique, les smartcities telles qu’elles se développent aujourd’hui ont  souvent pour but d’améliorer l’efficacité, l’équité et la qualité de vie de ses citoyens en temps réel (Batty et al 2012 : 481). 

Dès lors, « digital cities commonly provide both profit and non-profit services and have a dilemma in balancing the two different types of services » (Ishida 2000 : 12). Parmi les domaines qui pourraient s’intéresser au développement des smartcities et des potentialités offertes par celles-ci, on retrouve notamment l’histoire publique. Celle-ci, développée aux États-Unis dans les années 1970, peut être définie comme « variety of forms of historical practice, such as public archives and museums, that took place outside of the academy; the field has now come to embrace, much like public archaeology, an engagement with community members as an integral component of its research agenda » (Earley-Spadoni 2017 : 97). Si cette discipline est apparue avant l’arrivée des potentialités du numérique elle pourrait également se servir de ce support. En effet, nous verrons dans ce travail que si le numérique permet une connaissance jamais atteinte des traces du présent, il permet également de par la dématérialisation et la création de contenu historique digitalisé de rendre public les traces du passé. Pour cela, il nous faudra dans un premier temps tenter de définir ce qu’on entend communément par smartcities et ses différentes caractéristiques pour comprendre comment l’idée d’open data pourrait servir à l’histoire publique et à l’élaboration d’une mémoire collective tournée vers le vivre ensemble.

Smartcities : éléments de définitions

Si l’on estime que 55% de la population mondiale vit en zone urbaine, ce chiffre devrait montre à 66% d’ici à 2030 selon les Nations Unies, ce qui implique de nouveaux problèmes d’organisation à régler  et ce qui fait dire à Camero et Alba que « working on the adaptation of the city to the current (and future) needs is a priority for all of us, and researchers are no exception» (2019 : 84). Pour comprendre à quoi ressemblerait une ville intelligente il faut comprendre que les villes sont une construction humaine censée servir la collectivité (Camero et Alba 2019 : 84). La majorité des villes se caractérisent par leur dynamisme et leur capacité d’innovation (Barredo et al 2002 : 146).

L’idée fondamentale derrière les villes du futur est donc de les rendre plus intelligentes grâce aux technologies. Cette idée d’intelligence concerne à la fois la manière dont on pourrait automatiser des services individuels, les bâtiments, le trafic et cela dans le but de comprendre comment la ville peut améliorer son efficacité, son équité et la qualité de vie de ces citoyens (Batty et al 2012 : 481). Les technologies du numérique pourraient ainsi aider au meilleur développement de domaine allant de l’économie à l’environnement, la gouvernance, l’habitat, la mobilité et les citoyens (Camero et Alba 2019 : 86).  

Si on retrouve de nombreux projets et une riche littérature sur le sujet (Camero et Alba 2019), il n’existe pas encore de définition des villes intelligentes qui fasse consensus. Certains parlent de smartcities tandis que d’autres préfèrent parler de digital ou encore intelligent cities. Nous opterons ici pour une définition très générale centrée sur les concepts d’organisation de la ville basée sur la technologie, l’importance des systèmes d’information et de l’informatique, les citoyens comme objectif des smartcities, les données ouvertes et la durabilité (Camero et Alba 2019 : 93). L’élément conceptuel de cette définition le plus important pour ce travail est celui de la citoyenneté puisque les villes du futur ne pourront pas, selon plusieurs auteurs se réduire à des services, mais devront prendre en compte les conditions sociales de leurs citoyens (Batty et al 2012 : 486 ; Ishida 2000 : 12).

Potentialités et limites

La littérature existante semble nous montrer que l’idée de ville intelligente fait de plus en plus son chemin dans le monde, d’autant plus que les interfaces sont déjà présents. Avec la popularité des technologies du numérique et notamment  des smartphones, on peut non seulement imaginer récolter un grand nombre de données, mais également avoir d’ores et déjà un médium de présentation disponible. Les données numériques elles, sont encore largement sous-exploitées (Beaude 2015) et leur minage pourrait nous permettre de comprendre comment les citoyens interagissent les uns avec les autres (Batty et al 2012 : 489). 

Ainsi, si l’on prend l’exemple du programme de recherche mené par Batty en 2012, l’élément central est la compréhension des problèmes urbains et comment utiliser de manière efficace et réalisable les technologies urbaines notamment dans l’idée de développer la diffusion et la communication menant à de nouvelles formes de gouvernance et d’organisation urbaine (Batty et al 2012 : 483-4). Les différentes technologies propres aux smartcities sont entre autres pour Ishida les technologies d’intégration de l’information et celles servant la participation du public (Ishida, 2002 : 14-15). 

Si nous ne pouvons ici aborder toutes les potentialités d’une ville numérique et que nous nous focalisons sur les possibilités qu’elles pourraient offrir à l’histoire publique, il nous reste à évoquer les limites que poserait une telle organisation basée sur les données personnelles des internautes. On se trouve dans une situation où des entreprises privées ont pour le moment une forme de monopole sur ces données et celles-ci sont souvent comparées au nouveau pétrole, jugeant la valeur économique d’une entreprise non plus sur le capital économique en soi, mais sur la quantité de connaissances accumulées. 

Or, la question des villes organisées autour du numérique nécessitera également un débat sur la propriété de ces données. Si l’on imagine que ces villes seront développées par ces mêmes grandes entreprises, on peut se questionner sur la faisabilité d’une ville intelligente qui exclurait une réflexion commune qui ne saurait être possible que si les données s’avéraient ouvertes et disponibles à tous, y compris aux chercheurs en sciences sociales. L’intelligence artificielle, qui alimente fréquemment l’actualité médiatique est par ailleurs régulièrement accusée de racisme ou de sexisme, ce qui représente un abus de langage puisque celles-ci ne font « que » reproduire les biais de l’humain derrière la machine depuis longtemps analysés par les sociologues. Certaines de ces AI, et ce particulièrement dans les technologies développées pour les villes, sont par ailleurs plus centrées sur l’idée de prédire que de comprendre et ne sauraient donc nécessairement répondre aux objectifs de mieux vivre souvent mis en avant derrière l’idée de smartcities

Si nous ne pouvons entièrement trancher dans ce débat, notons de plus que cela pose également un défi épistémologique aux différentes disciplines qui s’intéressent de près aux données des internautes pour théoriser les comportements humains. En effet, si elles permettent de rendre visible l’invisible (Beaude 2015=? au sens d’informations qui n’étaient pas disponibles autrement aux chercheurs, elles représentent un enjeu de taille quant à l’analyse de ces données. Cependant, nous nous concentrerons ici sur les opportunités qu’un tel projet pourrait présenter pour l’histoire et sa démocratisation. 

Open data et histoire publique

L’un des points majeurs démontrés par la transition du numérique est que «  les entreprises et les administrations sous-exploitaient leurs propres données » (Cardon 2019 : 331). En effet, bien que la transparence de l’État soit souvent adoptée sur le principe, les données produites par ses institutions sont parfois difficiles d’accès et ne sont pas toujours disponibles dans des formats manipulables pour exploitation secondaire  (Cardon 2019 : 330). Pourtant, pour certaines ONG défendant les civic tech, l’idée d’open data et d’État plateforme permettrait notamment « d’ouvrir l’État sur la société, de renforcer les contre-pouvoirs, d’encourager une vigilance citoyenne pour favoriser un gouvernement ouvert et une gouvernance plus démocratique, plus partagée, avec les citoyens » (Cardon 2019 : 332). Il s’agit donc là d’objectifs proches de ceux que nous avons vus quant aux smartcities où l’idée de diffusion de l’information et d’augmentation de la participation du public est centrale.

La mémoire collective

Pour reprendre l’idée d’Ishida sur les objectifs des smartcities d’intégration de l’information et celle de la participation du public (2002 : 14-15), un des domaines qui permettrait également d’améliorer les conditions du vivre ensemble et de l’amélioration de l’équité et des conditions sociales des citoyens – comme dans les objectifs des smartcities (Batty et al 2012 : 482) – est celui de l’histoire publique. Pour comprendre cela il nous faut faire un détour vers le concept de mémoire collective. En effet, l’histoire comme discipline académique a un impact en dehors de son champ d’étude spécifique et participe à la manière dont on se représente le passé. Même si d’autres éléments ont leur importance, la mémoire collective – soit la manière dont on se remémore collectivement les événements  – est notamment modelée par la recherche dite savante. Le sociologue Maurice Halbwachs a démontré que la mémoire individuelle est influencée par la mémoire collective qui ne peut être définie précisément en raison de sa réappropriation, mais qui fonctionne de manière dialectique (2002 (1952) : 6). Dès lors, la mémoire collective doit être comprise en tant que système rendant possibles les mémoires individuelles.

L’histoire publique et le numérique

À ce titre, l’histoire peut être vue comme un enjeu social et politique notamment car « la démocratisation de l’enseignement et la diffusion des connaissances historiques par d’autres moyens […] contribuent à éclairer le citoyen à la fois sur le fonctionnement de sa propre cité et sur les usages et utilisations politiques de l’histoire » (Ferro 1985 : 255). L’histoire pourrait donc être amenée à jouer un rôle central dans les smartcities si celles-ci se développent véritablement pour augmenter la participation du public et atteindre des objectifs d’équités. Des travaux sur l’importance de la ville comme médium pour l’histoire ont par ailleurs devancé ceux sur les villes intelligentes. 

On peut notamment citer Dolores Hayden, professeure d’architecture et d’urbanisme à l’Université de Yales qui avait notamment fondé une fondation à but non lucratif « The Power of Place » qui cherchait à promouvoir l’histoire publique en soutenant des projets d’histoire qui mettaient en avant les femmes de couleur et de classe populaire dans le paysage de Los Angeles. Ce genre de projet pourrait trouver des opportunités nouvelles avec le numérique et plus particulièrement avec le développement des smartcities. Elle défend l’idée que ce genre de démarche peut bénéficier aux villes puisque l’intégration de l’histoire des classes populaires permettrait non seulement le développement économique des quartiers, mais aussi soutenir d’autres types d’organisation communautaires (Hayden 1998 : 19). 

« The awareness that every citizen’s history is important – firefighters, garment workers, streetcar drivers – can renew family pride and connect to the larger urban community. »

(Hayden 1994 : 482-483)

Si en 1994 Hayden notait que l’espace urbain représentait l’un des meilleurs médiums pour l’histoire publique de par son exposition aux passants et son coût relativement bas (480), cette tendance ne pourrait être qu’entretenue par la transition numérique et l’idée de smartcities. L’archéologie s’est déjà saisie des technologies du numériques notamment pour créer des reconstitutions et certains musées ont déjà capitalisé sur la possibilité de dématérialiser les oeuvres d’art. 

La dématérialisation permise par le numérique et la cospatialité – « concept de la géographie humaine [qui] signifie, dans la formulation de son inventeur Jacques Levy, la mise en relation des territoires qui se superposent sur la même étendue » (Sturm 2016 : 56) – donne d’ores et déjà lieu à des projets de digital storytelling où le public est coproducteur du contenu : « one of the core aims of the practice is to provide people who are not necessarily expert users with an opportunity to produce an aesthetically coherent and interesting broadcast-quality work that communicates effectively with a wider public audience » (Burges et Klaebe 2009 : 155). On constate donc que le numérique peut être utilisé comme médium pour l’histoire publique où peut se déployer une coproduction des savoirs entre historiens et citoyens et le développement des smartcities pourraient permettre des projets d’une plus grande ampleur. 

L’intelligence collective au service des villes 

Alors qu’au niveau politique on constate une augmentation globale des démarches participatives comme les budgets participatifs à Porto Alegre au Brésil dans les années 1990 qui se sont répandues dans le monde, une augmentation de l’expertise et les craintes de technocraties déconnectées ainsi qu’un développement des différents modes de gouvernance plus flexible intégrant plus d’acteurs en dehors des acteurs étatiques, le champ académique devrait se saisir de l’opportunité que représente le développement des smartcities pour participer à l’ancrage de l’Université dans la cité, au service des citoyens. 

Un tournant participatif dans l’histoire publique permettrait également d’intégrer la culture du web – qui est déjà profondément ancrée dans nos sociétés – et l’intelligence collective qui en découlent (Burges et Klaebe 2009 : 164). Dans le cadre du développement des smartcities, l’histoire devrait également se saisir de ces opportunités pour diffuser le savoir et la mémoire collective. 

Si la transition numérique a permis l’émergence de nouvelles traces permettant de mieux connaître nos sociétés, elle permet également la mise à disposition de nouveaux médiums dont certains enjeux relèvent du politique et du social. Dans l’idée d’un meilleur vivre ensemble grâce aux smartcities, l’histoire – et d’autres disciplines académiques – doivent également se saisir de ces enjeux. Cela pourrait s’inscrire dans une approche similaire à celle de l’École des Annales héritée de Marc Bloch avant tout animée par des réflexions épistémologiques inspirées de la méthode durkheimienne où l’historien transforme les faits historiques en objet de nature scientifique. Ainsi, cela permettrait de dépasser le clivage entre l’histoire et les autres sciences, de défendre l’autonomie de l’histoire et d’en maîtriser ses usages publics. 

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Titayna Kauffmann