YouTube : nouvelles pratiques, nouvelles connaissances

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En l’espace de quelques décennies, le croisement entre les technologies de l’information et celles des télécommunications a profondément modifié notre rapport à la connaissance, à l’information et à autrui (Beaude, 2017). L’apparition des réseaux sociaux, des smartphones et de la multitude d’outils numériques – désormais partie intégrante de notre quotidien – a contribué à une démocratisation de l’utilisation d’Internet ; un espace désormais tentaculaire, omniprésent et incontournable dans tous les aspects de la vie sociale, politique, culturelle et économique. Cette démocratisation va de pair avec une quantité incommensurable de traces numériques qui ne sont désormais plus seulement l’objet de la convoitise des « géants de la tech », mais également des gouvernements et des chercheurs. Ces traces, susceptibles d’informer sur les pratiques, les goûts, les orientations politiques ou parfois même les déplacements de millions d’utilisateurs, sont désormais des pépites d’or numériques qui, une fois contextualisées, sont porteuses de valeur.

Dans ce nouveau paysage numérique, YouTube – propriété de la maison mère de Google, Alphabet Inc. – est aujourd’hui le deuxième site le plus visité au monde[1]. La plateforme de partage de vidéos comptabilise plus de 500 heures de contenu versé chaque minute[2] et plus de 2 milliards d’utilisateurs connectés actifs par mois ; des chiffres invraisemblables, représentant une quantité de données invraisemblable. Doté d’une culture dite « participative », d’un algorithme de référencement et de suggestions complexe et d’une base de données hors norme, YouTube est l’un des quelques mastodontes du web qui modifient notre rapport à l’espace et au temps, qui synchronisent et qui « synchôrisent » les rapports humains, réduisant ainsi la distance physique et temporelle des interactions sociales (Beaude, 2015). Big Data, algorithmes biaisés, bulle de filtre, chambre d’écho et autres débats contemporains se concrétisent au sein de ce géant du web, ce « children of the Petabyte Age » (Anderson, 2008), remettant ainsi en question la façon dont les sciences sociales peuvent observer, analyser et élaborer des théories intelligibles tout en évitant le risque de corrélations douteuses ou infondées[3].

Cet article de synthèse identifie d’une part quelques nouvelles pratiques que YouTube créé chez ses utilisateurs, et soulève d’autre part les nouvelles intelligibilités sociales qui s’offrent à un chercheur. Quelques pistes et clés de lectures épistémologiques y sont proposées, afin d’identifier les opportunités et limites qui se présentent non seulement au chercheur, dans la production d’une connaissance scientifique, mais également à l’utilisateur dans son utilisation de la plateforme. Cette synthèse ne prend pas en compte les services payants proposés par YouTube tels que la location de films ou YouTube Music, puisque ceux-ci se rapprochent plus de services « à sens unique », s’éloignant de la notion de « culture participative » développée ci-après. Enfin et surtout, aucune prétention à l’exhaustivité ; cette modeste contribution cherche plutôt à dépeindre un tableau global, afin de mettre en évidence certaines opportunités et limites de cette nouvelle source de connaissance pour les sciences sociales.

Culture participative et digital play

Dès l’origine de sa conception, YouTube a été pensé comme un outil technologique ; il s’agissait de permettre à des personnes sans expertise technique de publier des vidéos de manière simple, puis de les partager avec leurs amis. (Burgess & Green, 2018, p. 13).

Early YouTube homepage (2005). Source : https://www.webdesignmuseum.org/timeline/youtube-2005

La notion de participation apparaît donc comme centrale. Au fur et à mesure de son évolution, YouTube devient le fruit et le diffuseur d’une « culture participative », dont les règles changent constamment, et au sein de laquelle les utilisateurs sont invités à participer activement à la création, à la diffusion et à la circulation de nouveau contenu (Jenkins, 2006). Le changement par rapport à la consommation traditionnelles des vidéos – télévision, cinéma – est radical. Là où ces médias « traditionnels » proposent du contenu réalisé et diffusé par des professionnels, YouTube change la perspective en remettant en question le lien dyadique entre le créateur et le consommateur, puisqu’il peut s’agir désormais de la même personne. Afin de souligner cette nouvelle forme de dualité, Bruns (2008) propose les concepts de « producer » et de « produsage ». Puisque la frontière entre le créateur et le consommateur s’estompent, ces catégories suggèrent d’entrée une difficulté épistémologique pour le chercheur. Il ne s’agit plus uniquement d’étudier une relation « top-down » qui distribuerait une culture populaire, ni une simple relation « bottom-up », qui permettrait à une créativité vernaculaire de s’exprimer (Burgress & Green, 2018, p. 18). Il s’agit au contraire d’étudier la façon dont ces relations s’expriment et interagissent, créant des nouvelles pratiques et de nouvelles communautés au sein des utilisateurs. En conséquence à ce nouveau genre de culture participative, ce sont également des nouvelles catégories qui apparaissent, qui changent et qui se diversifient bien plus rapidement sur YouTube que dans les médias traditionnels. Là où les catégories telles que « western », « téléréalité » ou « documentaire animalier » sont plus ou moins ancrées à la télévision, ces catégories sont changées, enrichies ou rendues caduques sur YouTube (Grainge, 2011).

Parallèlement, la quantité, l’hyper accessibilité, la variété et la durée amoindrie des vidéos[4] changent également le rapport des utilisateurs à la consommation de vidéo. Pour rendre compte de ce nouveau type de pratique particulière, Kavoori propose le concept de Digital Play, « which refers to a certain kind of narrative action – playing the medium, rather than watching it. […] Patience is not an option in this game – if the video is poor, the sound is bad, and the context problematic, it is time to play something else » (Kavoori, 2011, p. 7) La clé de lecture suggérée ici semble intéressante, puisqu’elle rend compte de l’activité des utilisateurs et non seulement de leur passivité face à une vidéo.

Traces des pratiques

YouTube est donc un « new kind of media animal » (Kavoori, 2011, p. 1.) dont les règles changent très rapidement ; non seulement via les modifications apportées par les développeurs[5] mais également par les types nouveaux contenus apportés par les utilisateurs. Comme toute activité sur Internet, les utilisateurs laissent des traces – qualifiées par Rouvroy et Berns (2013, p. 169) comme étant plus « abandonnées que cédées ». Les traces inhérentes au matériel ou à l’architecture TCP/IP (adresses MAC, adresses IP) semblent peu dignes d’intérêt pour une étude de YouTube. En revanche, les traces récupérées via JavaScript (clics, scrolls, interactions, durées de visionnages, …) et via des cookies constituent un potentiel informationnel impressionnant pour toutes les parties prenantes sur YouTube. Un créateur de contenu peut ainsi consulter les statistiques de performances de ses vidéos, YouTube peut perfectionner son algorithme de suggestion et de recherche, des annonceurs peuvent « acheter » l’attention des utilisateurs via des ciblages performants, ou alors des chercheurs peuvent utiliser l’une des API mise à disposition par Google[6] pour en analyser de données. Au-delà d’un discours approbateur ou désapprobateur face à une telle masse d’information, ce big data constitue aujourd’hui un défi pour les sciences sociales non pas car instaure une extension des sciences sociales « classiques » ou une spécialité traitant différemment de phénomènes existants, mais parce qu’il demande à créer de nouvelles conventions, une nouvelle « strate » de sciences sociales qui portent sur des processus ou entités jusqu’ici incalculables (Boullier, 2015, p. 814).

Nouvelles opportunités, exemple du « vlogging »

Tout comme Internet dans son ensemble, YouTube se présente ainsi comme un espace de virtualités et de potentialités dont les données nous informent de ce qui est en puissance, au sens aristotélicien du terme (Beaude, 2015.). Il ne s’agit pas d’un espace virtuel, dans le sens d’un espace artificiel ou irréel (Beaude, 2012), mais bien d’un espace de potentiel devenir. Au sein de YouTube, c’est la courte durée des vidéos et les possibilités de partage qui jouent un rôle important (Grainge, 2011) et c’est la quantité de données qui constitue un défi au croisement de différentes disciplines. Toutefois, ces nouvelles intelligibilités ne font sens qu’à la condition de les contextualiser et de ne pas généraliser les observations sans référence. « It is important to understand the distinctive affordances of each platform, their cultures of use and social norms, and how the co-evolution of their business models, technologies and uses are shaping and reshaping media and communication. » (Burgess & Green, 2011, p. 18.) Parallèlement, ces nouvelles pratiques ne sont intelligibles que si elles se rapportent à certaines catégories spécifiques d’utilisateurs ; le « gamer » par exemple n’a pas le même comportement ni la même utilisation que « l’historien » ou le « nostalgique ».

Une étude éclairante – interview qualitatifs et mesures quantitatives – menée chez des jeunes de 12 à 19 ans[7] observe la façon dont YouTube, au même titre que TikTok, Twitch ou Facebook, est un espace de créations de communautés. Plus spécifiquement, la recherche s’intéresse aux pratiques du « vlogging » (mot-valise pour « vidéo » et « blogging ») qui sont repérables sur YouTube et permettent un double processus de reconnaissance sociale entre le producteur du vlog et son audience (Honneth, 2005). Au sein de ces communautés, un nouveau narratif se créé dans lequel les vloggers se présentent comme des adolescents qui explorent des sujets tels que la famille, les amis, la puberté, la sexualité ou l’identité de genre (Balleys et Al., 2020). Ici, le fait de regarder ces vidéos devient en lui-même un acte social, de par le lien privilégié du vlogger avec sa communauté et l’intimité instaurée. Au-delà des interactions au sein même de YouTube, Balleys et Al. observent que les adolescents échangent également au sujet des vidéos de manière orale et présentielle – entre eux et avec leur famille.

Difficultés, limites

Au-delà des opportunités offertes par YouTube, ses données et son API, la plateforme présente également des limites au chercheur et à l’utilisateur. Puisque le contenu est diffusé instantanément et en grande quantité, de nouvelles règles – produit des ingénieurs et des utilisateurs – et des nouveaux narratifs émergent à une vitesse telle qu’il en devient difficile pour un chercheur de dégager des conclusions durables. En l’espace d’une thèse traitant de l’algorithme de recommandation, les ingénieurs de YouTube peuvent avoir apporté une modification qui rend les conclusions de la thèse caduque – sans même que le chercheur soit parfois au courant. Le machine learning déployé par l’algorithme de YouTube est une « black box » (Pasquale, 2016 et Cardon, 2015), dont on ne peut observer que les effets, sans toutefois jamais en aborder le fonctionnement fondamental [8].

De son côté, l’utilisateur accède à un contenu qui est trié et filtré par cet algorithme. La question n’est pas de remettre en cause la légimité d’un tel algorithme, mais de comprendre les risques que cela représente pour l’utilisateur. Dans son étude sur la polarisation d’idées via Facebook et YouTube, Bessi (2016) relève le problème des « chambres d’échos » et de l’état d’isolement intellectuel au sein duquel l’utilisateur peut tomber. Les algorithmes de recommandations, couplés à la tendance humaine naturelle à chercher l’information qui convient à un système de croyances (biais de confirmation), semblent contribuer à la création de « groups of like minded people where they polarize their view ». Le phénomène n’est en soit pas nouveau, ni particulièrement problématique pour les sujets éthiquement acceptables, mais la facilité de diffusion et l’aspect « down-top », cités précédemment, donnent une vitesse nouvelle à laquelle des idées peuvent se propager. Ainsi, dans son étude de 2020, Valentino Bryant relève la façon dont YouTube est un outil de premier choix pour les diffuseurs d’idées néonazies ou alt-right.

Conclusion

En vertu des difficultés épistémologiques relevées et de la nature même de YouTube, les catégories, conclusions et observations proposées ici sont sujettes à être discutées, modifiées voire oubliées. Au vu de la littérature scientifique grandissante, des nombreux communiqués de YouTube quant à leur gouvernance algorithmique ou des questions morales soulevées à travers des émissions grand public, il s’avère que YouTube a aujourd’hui un impact social majeur sur la société, ses groupes et ses individus. En devenant la plateforme de vidéo la plus consultée au monde, la question de la responsabilité des contenus et de leur diffusion provoque de nombreux débats, une surveillance constante et des défis technologiques nouveaux. A travers ce court article, nous avons relevé que les nouvelles pratiques, l’hyper diffusion et l’hyper accessibilité de YouTube font écho à des défis contemporains et soulèvent des problématiques au croisement entre la technologie et les sciences sociales.

Bibliographie

ANDERSON, Chris (2008). « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete » in WIRED, 06.23.2008.
https://www.wired.com/2008/06/pb-theory/ (consulté en décembre 2021)

BALLEYS, Claire et Al. (2020). « Searching for oneself on YouTube. Teenage peer socialization and social recognition processes. » in Social Media + Society, vol. 6(2).
https://doi.org/10.1177%2F2056305120909474

BEAUDE, Boris (2015). « Spatialités algorithmiques », in Severo M. et Romele A (dir.), Traces numériques et territoires, Les débats du numérique, Presses des Mines, pp 133-160.

BEAUDE, Boris (2017). « (re)Médiations numériques et perturbations des sciences sociales contemporaines. » in Sociologie et sociétés, vol. 49(2), pp. 83–111. https://doi.org/10.7202/1054275ar

BESSI, Alessandro (2016). « Users Polarization on Facebook and Youtube » in PLOS ONE, vol. 11(8).
https://doi.org/10.1371/journal.pone.0159641

BOULLIER, Dominique (2015). « Les sciences sociales face aux traces du big data. Société, opinion ou vibrations ? » in Revue française de science politique, vol. 65(5-6)
https://doi.org/10.3917/rfsp.655.0805

VALENTINO BRYANT, Lauren (2020). « The YouTube Algorithm and the Alt-Right Filter Bubble » in Open Information Science, vol. 4(1), pp. 85-90.
https://doi.org/10.1515/opis-2020-0007

BURGESS, Jean, GREEN, Joshua (2018). « Youtube: Online Video and Participatory Culture », Polity Press, Cambridge.

CARDON, Dominique, « A quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data. », Seuil, 2015.

GRAINGE, Paul (Ed.) (2011). « Ephemeral Media. Transitory screen culture from television to Youtube. », Palgrave Macmillan, New York.

HONNETH, A. (2005). « Invisibilité : sur l’épistémologie de la « reconnaissance » in Réseaux, vol. 130(1), pp. 39–57.
https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2005-1-page-39.htm

JENKINS, Henry (2006). « Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. », Colin, New York.

PASQUALE, Frank (2015). « The Black Box Society – The Secret Algorithms That Control Money and Information », Harvard University Press, Harvard.

ROUVROY, A., BERNS, T. (2013). « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », in Réseaux, vol. 177, pp. 163-196.
https://doi.org/10.3917/res.177.0163

ROTH, Camille et Al. (2020). « Tubes and bubbles topological confinement of YouTube recommendations » in PLOS ONE, vol. 15(4), 2020.
https://doi.org/10.1371/journal.pone.0231703


[1] Sources diverses : https://www.statista.com/statistics/1201880/most-visited-websites-worldwide/, https://www.similarweb.com/top-websites/, https://www.alexa.com/topsites (consultés en novembre 2021)

[2] https://www.youtube.com/howyoutubeworks/product-features/search/ (novembre 2021)

[3] A l’image de: « YouTube users are more likely to have kids compared to non-users. » (https://www.thinkwithgoogle.com/consumer-insights/consumer-trends/youtube-users-with-children/) ou des conclusions hâtives du projet Google Flu Trend.

[4] https://www.statista.com/statistics/1026923/youtube-video-category-average-length/

[5] La plus récente modification notable et visible est l’impossibilité pour un visiteur de voir le nombre de « dislikes » sur une vidéo : https://blog.youtube/news-and-events/update-to-youtube/

[6] https://developers.google.com/apis-explorer/

[7] Détails sur le dataset dans BALLEYS et Al. (2020.)

[8] Il semble d’ailleurs évident que même les ingénieurs de Google peinent parfois à comprendre les résultats et le fonctionnement de leurs algorithmes tant ceux-ci sont complexes et traitent de données immenses.

Gregoire Gavin