Pornhub : gratuité et exploitation de données des préférences sexuelles

L’avènement de la pornographie en ligne a permis à l’industrie pour adultes d’étendre son audience et son contenu grâce à l’accessibilité et la gratuité qu’internet lui a offerte (Delarue, 2017). Parmi les grands gagnants de ce tournant, la plateforme Pornhub demeure le site web X le plus populaire au monde, avec notamment 115 millions de visites par jour, soit 42 milliards annuelles (Pornhub insights, 11.12.19). Avec cet incroyable trafic généré, la structure détient un rôle central en concentrant l’espace relatif aux services proposés pour les annonceurs, en leur vendant de la visibilité et de l’espace : présupposés importants contribuant, entre autres, à la gratuité d’un grand nombre de sites internet (Dupuy et Beaude, 2013, p. 476). En outre, les activités générées par les internautes au sein de la plateforme et les traces qu’ils y laissent ne répondent pas uniquement qu’au fonctionnement du web mais font aussi l’objet d’enjeux économiques et de puissance derrière cette gratuité apparente de Pornhub, puisqu’elles se retrouvent exploitées et échangées par l’entité pour son intérêt. Nous devinons alors ici les enjeux que peuvent soulever ces bouleversements du modèle économique d’internet, notamment dans l’exploitation des traces des internautes empiétant sur la vie privée des individus ; ce qui est d’autant plus délicat lorsqu’il s’agit des préférences sexuelles. Afin de s’intéresser à ce qui vient d’être développé, il convient de s’atteler dans un premier temps à Pornhub et à sa société mère Mindgeek ; ensuite, nous nous attacherons à certaines propriétés du web via le principe de synchorisation et des traces numériques avant de parler de la gratuité ; finalement, nos observations antérieures nous permettront de faire des considérations critiques en regard des atteintes à la vie privée qu’induit le modèle économique de Pornhub et à l’épistémologie des Sciences humaines.

Pornhub et Mindgeek

Pornhub est donc un site internet pornographique qui offre la possibilité à ses usagers de visionner du contenu pour adulte, de le commenter, de le liker, de l’évaluer, ou encore de le partager. Il est également possible d’y publier soi-même des vidéos et de se voir rétribuer financièrement à partir d’un certain nombre de vues. La plupart des vidéos présentes dessus sont issues du piratage en ligne de productions pornographiques et vont à l’encontre des droits d’auteurs ; toutefois, Pornhub est quelque peu ménagé d’action en justice en vertu de la législation américaine et de la section 512 du Copyright Act qui entend que la plateforme n’est pas responsable des contenus que les internautes publient dessus (Raustiala et Sprigman, 2014, p. 117). De cette manière, le numérique a contribué à réorganiser l’industrie du X en mettant en crise l’industrie cinématographique pornographique qui a dû se réinventer en acceptant le trafic colossal que généraient les entités comme Pornhub et s’en servir comme vitrine pour leurs bandes-annonces et certains de leurs contenus, en y créant des chaînes Pornhub afin que les internautes viennent par la suite payer d’autres services chez eux (ibid., p. 118). L’ubiquité des contenus pour adultes a aussi permis de diversifier ses sources de revenus ; Pornhub compte plus de 100 000 modèles qui génèrent de l’argent à partir du téléchargement de leur contenu ainsi que de la publicité (ibid., pp. 119-121). À cela s’ajoute encore des revenus issus des show cameras, de bannières publicitaires et de cliques qui renvoient à d’autres sites fournissant d’autres types de services de même nature (ibid). D’autre part, il est à relever que Pornhub fait partie d’une société mère extrêmement influente, Mindgeek, qui possède une centaine de plateformes comme celle que l’on étudie ici, et qui se tient à la tête de cette nouvelle forme d’industrie pornographique qui génère 97 milliards de dollars dans le monde (ibid).

De la gratuité

Parler de modèle économique et de gratuité peut sembler antinomique, pourtant ces deux unités de sens sont bien compatibles ici. En effet, l’économie des plateformes obéit à trois principes : la loi des rendements (Cardon, 2019, p.295) qui stipule que la plateforme peut offrir de meilleurs services et être considérée plus productive en fonction des clients de plus en plus nombreux sans pour autant augmenter ses coûts ; la loi des effets de réseau (ibid., p. 296), qui est lié au premier principe et qui implique que la valeur du produit ou du service augmente avec le nombre d’utilisateurs ; et enfin, la « réduction des coûts de transaction » (ibid). La logique marchande des plateformes du web intègre alors un « marché biface » (ibid., pp. 305-306), en cela qu’elles incorporent deux côtés du marché ; c’est-à-dire que dans le  cas de Pornhub, la plateforme met en relation, dans la première partie du marché, des usagers voulant accéder gratuitement à du contenu pornographique par ceux qui offrent et contribuent à étoffer le site de vidéos, comme ceux qui possèdent une chaîne Pornhub,  alors que dans la seconde partie du marché, les plateformes viennent exploiter l’accès aux informations des usagers et leurs préférences sur la manière dont il consomme le produit  (ibid., p.307). L’équilibre de ce marché tient au faible coût qu’elle impose dans la face du marché gratuit et l’investissement qu’elle gagne de l’autre côté (ibid). Et cet équilibre est notamment rendu possible grâce au digital labor, c’est-à-dire au travail gratuit des internautes qui voient la plateforme extraire de la valeur de leurs activités (Cardon, 2015 ; 2019) : poster des vidéos, mettre un commentaire, partager un lien, liker une vidéo produit de la valeur, car l’internaute permet d’étoffer le catalogue de vidéos présent dans le site ou bien de contribuer à rendre plus attractifs les contenus en les commentant, partageant, ou aimant les vidéos. Les individus en tant que flux de données contribuent ainsi à enrichir ces entreprises aussi bien économiquement qu’au niveau de leurs performances (ibid).

Enjeu sociétal

Les éléments abordés jusqu’à maintenant de la culture numérique relatifs aux traces et au modèle économique d’internet entourant Pornhub nous invitent à réfléchir à l’échelle sociétale. Concernant les traces des usagers laissées sur internet, il est nécessaire de penser au modèle de société que l’on souhaite, avec les personnes qui donnent leurs données à des entités comme Mindgeek qui va s’en servir pour les exploiter sans offrir de droits de regard sur ce qu’elles vont en faire. En procédant de la sorte, la plateforme contribue à alimenter son hypercentralité en tant que principal possesseur d’informations sur les préférences sexuelles, en ayant ces données centralisées dans ses mains, ne serait-ce que pour favoriser son algorithme afin de prédire les préférences sexuelles des personnes via Pornhub, ou encore de vendre leurs informations à d’autres entités souhaitant exploiter ces mêmes données (Boullier, 2015). À ce propos Cardon se questionne : « les algorithmes prennent déjà beaucoup de décisions pour nous : ils sélectionnent, classent recommandent les informations qu’ils nous montrent. […] Quel degré de maîtrise et de contrôle voulons-nous avoir sur les décisions que prennent les algorithmes ? Qu’est-ce que nous ne voulons pas les laisser calculer ? Certaines de ces questions sont éthiques, politiques, prospectives, philosophiques et concernant nos choix de vie les plus fondamentaux » (Cardon, 2019, p. 399). Ces interrogations montrent l’importance de cette forme de gouvernance numérique qui pose des enjeux presque ontologiques, surtout lorsqu’elle touche à la sexualité : faut-il accepter que nos préférences sexuelles soient interprétées via des algorithmes qui se sont basés sur nos traces et qui nous suggèrent ce que nous sommes censés aimer, voire être du point de vue sexuel ? Nous laissons cette question ouverte ici, mais à cette question fondamentale des moyens doivent lui être octroyés pour pouvoir y répondre. Et ces moyens doivent passer notamment par les Sciences humaines qui voient la sociologie traverser une période de questionnement sur ses méthodes.

Étudier la pornographie

L’étude de la pornographie se révèle être difficile non seulement en raison de l’objet d’étude sulfureux et clivant qu’elle constitue, mais aussi dans la façon de l’appréhender. En effet, les premières études sur la pornographie apparaissent en contexte américain durant la période des sex wars dans le courant des années 1980 qui a vu s’affronter deux camps du mouvement féministe : les féministes radicales, qui considéraient que le porno relevait de domination masculine en participant à objectiver et dégrader l’image de la femme, et les féministes libérales, qui considéraient la pornographie comme émancipatrice et libératrice sexuellement (Rozsak, 2021).  Actuellement, il semblerait que les études sur la pornographie soient dominées dans le champ scientifique par les porn studies ayant émergé aux États-Unis durant la même décennie évoquée ci-dessus (Landais, 2014, p. 17). Bien que la littérature étasunienne soit marquée par ces deux conceptions totalement différentes sur leur objet d’étude et une politisation, il semblerait que dans la majorité des cas, les études américaines (et françaises) prennent le parti des féministes libérales, si bien que certaines femmes de la mouvance adverse se plaignent de leur sous-représentativité dans les milieux universitaires (Daines, 2010). En France, c’est pendant les années 2000 et la traduction d’ouvrages issus des gender studies que des chercheurs se mettent à se réapproprier les études issues des porn studies (Landais,2014). Lentement, la recherche française sur la pornographie acquiert une forme de légitimité, comme en témoigne le dictionnaire de la pornographie aux prestigieuses éditions des presses universitaires françaises (Di Folco, 2005) ou encore le travail du philosophe français Ruwen Ogien et son ouvrage penser la pornographie (2008). Mais c’est à partir des années 2010 que de plus en plus de chercheurs issus de différentes disciplines des Sciences humaines s’y intéressent, comme la sociologie avec Mathieu Trachman et son livre le travail pornographique (2013) qui intègre une observation ethnographique des lieux de socialisation sexuels ; la sociolinguistique avec les travaux de Marie-Anne Paveau (2014) et François Perea (2012) qui étudient notamment les folksonomies des sites internet pour adultes et les représentations langagières des pratiques sexuelles, ou encore l’histoire avec les travaux de Laurent Martin.

Questionnements pour étudier la pornographie

Avec ce bref panorama des études faites sur la pornographie, nous nous rendons compte que les problèmes que nous avons soulevés jusqu’à présent ne trouvent pas d’écho dans la littérature, c’est pourquoi ce domaine d’étude peut se révéler un terrain fertile pour les chercheurs des humanités digitales, d’autant plus que les traçabilités des pratiques sociales ont fragilisé la sociologie au profit d’autres méthodes empruntées à l’informatique. En effet, le grand volume de données provenant de la traçabilité numérique profite aux chercheurs plus à l’aise avec celles-ci, comme les statisticiens et mathématiciens, alors que d’autres chercheurs en Sciences sociales se demandent toujours comment les étudier[1] ; ce qui contribue à « une importation des problématiques sociales dans les mathématiques, la physique et l’informatique » (2018, § 41). La sociologie qui désirait se départir de l’héritage qu’elle a légué via la physique sociale, observe ainsi une résurgence de travaux empruntant des visions épistémologiques issues de ce champ d’études, comme le montrent les recherches de Barabázi et de Pentland qui emploient des méthodes de la computational social sciences et de la social physics. De cette manière, des querelles inhérentes aux Sciences sociales entre le courant interprétatif et positiviste se sont réactivées, en raison des dispositifs numériques qui favorisent une relation valorisant « l’efficience plus que l’interprétation, la prédiction plus que la compréhension » (Beaude, 2018, § 2).  En définitive, c’est avec ces enjeux en tête que les chercheurs voulant s’intéresser aux problèmes abordés dans nos précédentes considérations doivent travailler : s’ils doivent buter face à des obstacles méthodologiques et épistémologiques ils doivent composer avec un champ d’études (la pornographie) qui demeure politisé et suscite beaucoup de réactions. Leur problème est donc double, d’autant plus que se joignent à cela d’autres soucis d’ordre éthique : étudier des traces numériques de natures privées est alors délicat, et travailler sur un manque de données de cette nature en raison de la difficile accessibilité aurait comme lourde conséquence, de faire de la société, dans la restitution des résultats de recherche, une « boîte noire » (Beaude, 2015, p.150).

Conclusion

À l’ère de la « pornographie de masse » (Delarue, 2017, p.46) en ligne gratuite, de la traçabilité des internautes et de l’hypercentralité des relations numériques qui voient des plateformes importantes, comme Mindgeek via Pornhub, dévoyer la synchorisation à ses propres intérêts et détenir un pouvoir important sur les relations sociales (Beaude, 2012 ; 2014b ; 2018), il convient de se questionner sur le type de société que l’on souhaite, surtout lorsque des données entourant le désir sexuel de certains usagers est entre les mains d’entités puissantes qui limitent de plus en plus le gouvernement de nos vies privées. Les Sciences humaines se confrontent alors à des enjeux éthiques importants dans l’étude de cet objet offrant des pistes fertiles par rapport aux problèmes soulevés ici, dont certains enjeux épistémologiques sont à avoir à l’esprit.

Bibliographie et webographie

  • Beaude, B. (2012). Internet. Changer l’espace, changer la société. FYP.
  • Beaude, B. (2018). (re)Médiations numériques et perturbations des sciences sociales contemporaines. Sociologie et sociétés49(2), 83-111. https://doi.org/10.7202/1054275ar
  • Cardon, D. (2015). A quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure: Nos vies à l’heure des Big data. Éditions du Seuil et La République des Idées.
  • Cardon, D. (2019). Culture numérique. Presses de la Fondation nationales des Sciences politiques.
  • Daines, G. (2020). Pornland : comment  le porno a envahi nos vies. Éditions libres.
  • Raustiala, K. & Sprigman, C.-J. (2019). The Second Digital Disruption: Streaming and the Dawn of Data-Driven Creativity. New York University Law Review, 94, 1555-1621. http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3226566
  • Roszak, R. (2021). La Séduction pornographique. L’échappée.

Bibliographie des auteurs sur la pornographie mentionnée brièvement

  • Ogien, R. (2008). Penser la pornographie. Presses universitaires de France.
  • Di Falco, P. (2005). Dictionnaire de la pornographie. Presses universitaires de France.
  • Trachman M. (2013). Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes. La Découverte.
  • Paveau, M.-A. (2014). Le discours pornographique. La Musardine.
  • Perea, F. (2012). Les sites pornographiques par le menu : pornotypes linguistiques et procédés médiatiques. Genre, sexualité & société, 7. https://doi.org/10.4000/gss.2395

[1] Les questionnements des sociologues se trouvent alors rejoints par l’ébranlement de certains présupposés méthodologiques comme le relève Boullier (2015, pp. 815-816) : les big datas ont apportés beaucoup de données pour lesquelles il serait difficile d’être exhaustif dans l’explication du phénomène voulant être explicité par les sociologues ; à cela s’ajoute qu’il est également compliqué d’obéir à des principes de représentativités des échantillons ; sans oublier que les traces impliquent une dynamique perpétuelle dans les comportements des internautes alors que la sociologie veut capter la dynamique desdits comportements à un instant particulier.

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