L’email : un témoin privilégié des interactions profesionnelles d’aujourd’hui ?

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Introduction

Il y a bientôt 60 ans que l’email était utilisé au MIT pour permettre une communication asynchrone en déposant des messages sur les ordinateurs de l’Université (dolist, 2021). Chacun était libre de lire ses messages quand cela lui convenait. Depuis lors, ce mode de communication s’est grandement développé. Aujourd’hui l’email fait partie de notre vie quotidienne, autant dans notre vie privée que professionnelle. En 2020, le seuil des 300 milliards d’emails reçus et envoyés par jour a été dépassé, et la tendance va en augmentant (Statista, 2021). Ce nombre cache une autre statistique : on relève nos emails en moyenne chaque 3 minutes lorsqu’on est au travail (Newport, 2021). L’email, en particulier professionnel, a perdu progressivement sa fonction originale de média asynchrone et se transforme en média synchrone (Newport, 2021). Ceci n’est pas sans conséquences pour les pratiques professionnelles et on peut supposer qu’aujourd’hui l’email est un témoin important lorsqu’il s’agit d’étudier l’état des interactions dans le monde professionnel et éventuellement son évolution.

Pour expliquer en quoi l’email est pertinent pour cette étude, il faudra d’abord expliciter en quoi l’email, à travers les potentialités d’Internet et de la notion d’espace (Beaude, 2012), change la manière d’interagir dans le cadre professionnel. Ce changement relationnel doit aussi être compris dans l’optique de la création d’un nouveau lieu qu’on peut qualifier de réticulaire. On défendra même que, dans le cadre du travail, la messagerie devient une nouvelle salle de réunion.

Ensuite, on verra que l’utilisation des emails produit une grande quantité de marqueurs d’activité indélébiles : les traces numériques. On verra en quoi ces traces, malgré certaines limites, sont d’une aide précieuse pour comprendre les pratiques professionnelles d’aujourd’hui, quelles informations il est possible d’en tirer et quelles méthodes peuvent être utilisées pour les traiter.

Finalement, les deux dernières parties du document permettront d’aborder des questions méthodologiques importantes, dans le but d’éviter de tomber dans un réductionnisme du monde social, tout en veillant à utiliser au mieux les précieuses informations que les emails peuvent fournir. Des considérations et enjeux éthiques et pratiques seront également abordés.

1. Internet et la messagerie comme (nouvel) espace de travail

On connaît la place de travail comme étant un lieu, spatialement situé, vers lequel on se déplace tous les jours et dans lequel notre activité professionnelle est circonscrite. Le travail repose souvent sur une certaine forme de matérialité et les bureaux, entre autres, sont le support de la transformation de cette matérialité. Cependant, à l’ère de la civilisation numérique, il est bon de revoir la notion de place de travail, et donc d’espace.

Le problème de la conceptualisation de la place de travail comme étant spatialement ancrée et reposant sur la matérialité, est qu’elle opacifie un point important du travail d’aujourd’hui : on est en relation (professionnelle) au-delà de la place de travail matérielle. Jusqu’ici, l’espace est conceptualisé comme topos ; situé et absolu. Dans son livre, Beaude (2012) propose de considérer l’espace comme chôra. Cette conceptualisation permet de penser l’espace comme relationnel plutôt que comme un simple support des activités. Dans cette optique, Internet, par son architecture, est un espace au sens chôra car il offre un espace relationnel entre les individus, en plus de l’infrastructure matérielle et située sur laquelle il repose. L’email peut donc, à ce titre, aussi être considéré comme un espace relationnel au sens chôra. Il s’agit essentiellement d’un espace relationnel où l’échange d’informations se fait en s’affranchissant des déplacements physiques et de la nécessité d’être matériellement proche.

L’email rend possible les interactions professionnelles, par échange d’informations, autant sur la place de travail matérielle qu’ailleurs. Ainsi, la conceptualisation d’un espace chôra résout un problème posé par un espace topos : avec le numérique, les interactions professionnelles ne se limitent plus à la place de travail matérielle car ce n’est plus le lieu qui importe, mais la capacité à être en relation. Les possibilités qu’offrent Internet et l’email permettent donc de les considérer comme un (nouvel) espace de travail, mais de nature différente que celui reposant sur la matérialité (Beaude, 2022).

Au vu de ce qui précède, on peut donc justifier que l’email permet un processus de synchôrisation. Dans son livre, Beaude définit la synchôrisation comme « le processus par lequel un espace devient un lieu » (Beaude, 2012). Ainsi, les possibilités de l’espace relationnel offertes par l’email permettent de considérer sa messagerie comme lieu réticulaire, comme une nouvelle salle de réunion qu’on pourrait même qualifier d’augmentée : les interactions peuvent se faire de manière asynchrone ou (pratiquement) synchrone, de même qu’il est possible d’échanger avec ses collègues habituels ou d’engager une relation avec des personnes que la distance métrique aurait empêchée. Les relations professionnelles s’en retrouvent donc grandement modifiées, voire étendues, et les virtualités décuplées.

2. Quelles traces numériques et comment les analyser ?

Comme on l’a montré précédemment, l’email modifie profondément la manière d’interagir dans le monde professionnel et l’espace qu’il crée permet des échanges d’un nouveau type. La manière dont ces échanges s’organisent présente également un intérêt lorsqu’il s’agit de comprendre les pratiques sociales et leur évolution.

Ces pratiques peuvent être analysées grâce au traces numériques laissées par les échanges d’emails. Elles sont visibles partout, autant au niveau du logiciel, du réseau, des services, et bien d’autres (Beaude, 2022). Les emails en tant qu’objets sont constitués d’informations visibles par l’utilisateur (expéditeur, destinataire, objet, message, etc.) mais également d’un grand nombre de métadonnées qu’on peut extraire et analyser (Sethi, 2022). La plupart de ces informations sont nécessaires pour le bon fonctionnement du protocole, mais permettent aussi d’avoir un accès à certaines données du monde social, qu’il serait autrement plus difficile d’acquérir sans introduire de biais méthodologiques1.

Les analyses peuvent donc porter sur plusieurs types de données. Le niveau le plus élémentaire est le contenu des emails, l’expéditeur et le destinataire. L’abondance des emails profesionnel, 120 par jour (WP Dev Shed, 2022), rend la composition d’un corpus conséquent très facile dès lors qu’on a accès aux données. On peut y appliquer des méthodes d’analyse, telles que le distant reading décrit par Moretti (Moretti, 2013), pour obtenir une première vue d’ensemble des relations récurrentes et éventuellement de certaines pratiques. En ce qui concerne les expéditeurs et les destinataires, des analyses en réseau permettent aisément de dégager avec grande précision les relations sociales professionnelles. Ces techniques ont déjà été utilisées dans le passé, en particulier sur les réseaux sociaux (Ugander et al., 2011) pour constituer un social graph et visualiser les relations sociales des individus. La nature numérique et la disponibilité des traces laissées par les emails permettent une analyse du monde professionnel très fine qui n’a pas d’équivalent dans le monde analogique. D’une part l’espace relationnel créé par les emails est propice à l’enregistrement des traces, et d’autre part l’accès aux données hors du monde numérique pose des problèmes méthodologiques (Beaude 2022).

Ces premières formes d’analyses peuvent être enrichies par l’analyse des métadonnées, qui apportent des informations très diverses et souvent techniques (Sethi, 2022). Toutes les métadonnées ne sont néanmoins pas utiles pour les analyses qui nous intéressent. Cependant, les éléments relatifs aux messages, comme la date et l’heure d’envoi et de réception, permettent de donner des informations précieuses sur le contexte d’interaction par email. De plus, les données d’usage des services donnent une appréciation encore plus fine des pratiques professionnelles. On est ainsi en mesure de savoir les heures et lieux de connexion. Ces données n’étaient pas pertinentes lorsque la place de travail était matériellement située, mais le sont aujourd’hui puisque le cadre de travail est devenu flexible.

Les résultats obtenus suite à ces analyses peuvent être mis en contraste avec ce qui est connu du travail pré-numérique. L’email permet ainsi de dessiner un nouveau tableau à la fois des relations professionnelles, mais aussi plus largement des pratiques liées au travail : on peut ainsi dégager les habitudes de consultation des emails des employés, de même que leur tendance plus ou moins marquée à relever leurs emails, entre autres. Ainsi, les données apportées par l’analyse des traces laissées par l’échange et la consultation d’emails permettent de s’inscrire dans une démarche plus générale qui pourrait permettre de résoudre des questions d’actualité comme comprendre pourquoi un nombre croissant de personnes se sentent constamment sollicitées et dérangées dans leur travail, éprouvent du stress face à leur messagerie débordante ou pourquoi la santé mentale générale semble se dégrader (Reinecke, 2016). Les potentialités relationnelles qu’offre Internet, et en particulier les services de messagerie comme les emails, peuvent donner l’impression d’être en permanence au travail, et où la seule manière de ne pas y être est de se forcer à se déconnecter (Newport, 2020).

3. Les enjeux et limites pratiques et éthiques des données

On peut se réjouir de l’abondance des données produites par le numérique, car elles sont une source inépuisable d’informations sur le monde social. Cependant, ce serait mettre de côté le fait que la très grande majorité des données relatives aux emails est gérée par des tiers, en particulier des entreprises privées. Google et Microsoft détiennent à eux seuls plus de 60% des données relatives aux échanges d’emails professionnels (WP Dev Shed, 2022). Ceci place les entreprises privées non seulement en meilleure posture lorsqu’il s’agit de conserver les données, mais aussi lorsqu’il s’agit de les analyser.

Pour ces entreprises, l’analyse de données repose sur des méthodes quantitatives basées sur les divers types de données collectées2 : il s’agit donc d’un travail de statisticien, plus que de digital humanist ou même de sociologue. Une approche purement quantitative pose un certain nombre de questions méthodologiques. En particulier, il a été montré que selon la quantité de données et variables à disposition, il est possible de trouver des corrélations qui ne font aucun sens (Vigen, 2014). De même, une corrélation n’est pas une causalité, et même si c’était le cas, il faudrait l’expertise de spécialistes pour interpréter et valider les résultats, et s’assurer de prendre en compte les variables modératrices (Beaude, 2022).

À réduire le monde social aux données, on se retrouve dans le cas où des courants philosophiques, comme la physique sociale, affirment qu’il serait possible de saisir et éventuellement prédire la complexité du monde social et son histoire grâce à un nombre (certes conséquent) de variables quantitatives (Frank, 2021). Si cela peut s’appliquer à des lois physiques, il en est autrement pour les être humains qui sont des êtres réflexifs possédant le libre arbitre et dont le comportement est influencé par un grand nombre de facteurs, y compris eux-mêmes (Beaude, 2022). Dans le cas des emails professionnels, cela reviendrait à dire qu’analyser des échanges formels dans un cadre très bien défini permettrait de comprendre la complexité de tous les échanges professionnels, et éventuellement étendre cela au monde social. La physique sociale semble pourtant expliquer « 80 à 90 pour cent de la variance dans certains cas » (Hardesty, 2014), mais cela laisse, dans les meilleurs cas, au moins 10 à 20 pour cent inexpliqués.

D’autres problèmes peuvent surgir lorsque les données sont utilisées par des entreprises privées. Un premier exemple est Google Flu Trend, qui voulait prédire les futures épidémies en utilisant les statistiques de recherche de ses utilisateurs, ce qui soulève des questions éthiques. La prédiction est un enjeu central lorsqu’on possède les données, mais les méthodes actuelles supposent que le futur ressemble au passé, ce qui est en conflit avec ce qui a été énoncé ci-dessus sur la nature sociale des individus. Un deuxième exemple est l’extraction de données de santé des utilisateurs des services Google ou Facebook basée sur les messages postés (Marks, 2019), qui soulève des questions éthiques importantes. Ainsi, extraire et analyser les données des emails soulèverait des enjeux éthiques et sociaux importants, même s’il s’agissait d’aider à prévenir les burnout en analysant l’usage des emails professionnels (Reinke et al., 2014). On voit donc la nécessité de poser un cadre méthodologique et éthique strict, comme celui proposé pour la recherche scientifique.

4. Les données ne suffisent pas

Comme on l’a montré, les données seules ne suffisent pas à expliquer les phénomènes sociaux, et encore moins à les prédire. Les besoins du monde professionnel sont en constante évolution de même que les pratiques. Ainsi, l’email n’est peut-être qu’une parenthèse dans l’histoire du travail. Ce qu’affirmait Comte en 1844 dans son livre (Comte, 1844) n’est donc pas applicable tel quel : il ne suffit pas d’observer une fois pour ne plus avoir à observer. Ce n’est cependant pas la seule limite.

Les emails professionnels évoluent dans un écosystème qui, dans la plupart des cas, suit des principes de communication très codifiés. Aussi, ils n’offrent pas la possibilité d’étudier l’ensemble des pratiques, puisque les échanges professionnels ne se limitent pas aux emails. Les conclusions faites sur la base des emails ne sont donc pas à elles seules généralisables à l’entier des pratiques professionnelles, et encore moins au monde social dans son ensemble. Cependant, lorsque l’analyse des données que les emails fournissent est croisée avec les méthodes des sciences sociales, cela permet une meilleure vue d’ensemble des pratiques et des enjeux professionnels. Il s’agit donc de faire dialoguer les données avec les sciences sociales dans le but d’enrichir les deux disciplines de regards croisés.

D’autres types d’investigations, soit quantitatives soit qualitatives, sont requises pour tenter de compléter le tableau. À ce titre, les apports des entretiens et des questionnaires sont précieux, comme le soulignent Beuscart et al. (2019). Cependant, il faut garder à l’esprit que l’entretien possède aussi des limites. En particulier, les gens peinent souvent à observer leur propre pratique3. C’est donc le croisement de toutes ces méthodes, et pas uniquement les données, qui apporte de la richesse à la méthode et donne une chance de saisir la complexité et les enjeux du monde professionnel d’aujourd’hui.

Conclusion

On a voit maintenant mieux en quoi les emails forment un espace relationnel réel et changent la manière d’être en relation professionnelle. Ils sont donc des éléments légitimes lorsqu’il s’agit d’étudier les pratiques du monde professionnel. Les traces qu’ils fournissent permettent d’avoir à disposition des données qui seraient normalement difficiles d’accès. Cependant, l’obtention de ces données n’est pas toujours aisée, et leur utilisation soulève des questions éthiques et méthodologiques qu’il convient de garder à l’esprit. Ainsi, les emails s’avèrent être des éléments pertinents, néanmoins insuffisants à eux seuls, lorsqu’il s’agit d’étudier le monde professionnel d’aujourd’hui. Les données qu’ils fournissent sur le monde social et les pratiques des individus doivent donc être croisées avec d’autres méthodes afin de dessiner un tableau le plus précis possible.

On peut donc conclure que l’email est un témoin important et ses apports sont cruciaux lorsqu’il s’agit d’analyser le monde professionnel d’aujourd’hui, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il puisse remplacer les sciences sociales, la collaboration avec ces dernières étant toujours la meilleure option.

Bibliographie

[1] Beauchamps, M. & Desbois, H. (2010). De l’importance des lieux réticulaires. Entretien avec Boris Beaude. Carnets de géographes [En ligne], 2 (2011). https://doi.org/10.4000/cdg.2631

[2] Beaude, B. (2012). Internet, changer l’espace, changer la société. Fyp. https://www.beaude.net/icecs/

[3] Beaude, B. (2022). Introduction à l’épistémologie du numérique. [Notes manuscrites]. https://www.beaude.net/ien/

[4] Beuscart, J., Dagiral, É., & Parasie, S. (2019). Sociologie d’internet. Armand Colin.

[5] Comte, A. (1844). Discours sur l’esprit positif. Hachette Bnf.

[6] dolist, (2021, July 1). Les grandes dates de l’évolution de l’email. Dolist. https://www.dolist.com/blog/strategie-email-digitale/histoire-de-email-evolution-et-dates-cles/

[7] Frank, A. (2021, August 12). Social physics: Are we at a tipping point in world history? BIG THINK. https://bigthink.com/13-8/tipping-point-history-social-physics/

[8] Hardesty, L. (2014, March 4). Social physics. MIT News. https://news.mit.edu/2014/social-physics-0304

[9] Newport C. (2020). Réussir (sa vie) grâce au minimalisme digitale ; moins de technologie, plus de concentration. (Le Seac’h, M. Trans.). Alisio.

[10] Newport, C. (2021). A World Without Email. Penguin Random House.

[11] Marks, M. (2019, Semptember 17). Tech companies’ dangerous practice: using artificial intelligence to mine hidden health data. STAT. https://www.statnews.com/2019/09/17/digital-traces-tech-companies-artificial-intelligence/

[12] Moretti, F. (2013). Distant Reading. Verso.

[13] Reinke, K. & Chamorro-Premuzic, T. (2014). When email use gets out of control: Understanding the relationship between personality and email overload and their impact on burnout and work engagement. Computers in Human Behavior, 36, 502-509. doi: https://doi.org/10.1016/j.chb.2014.03.075

[14] Reinecke, L., Aufenanger, S., Beutel, M., E., Dreier, M., Quiring, O., Stark, B., Wölfing, K. & Müller, K., W.(2016). Digital Stress over the Life Span: The Effects of Communication Load and Internet Multitasking on Perceived Stress and Psychological Health Impairments in a German Probability Sample. Media Psychology, 20(1), 90-115. doi: https://doi.org/10.1080/15213269.2015.1121832

[15] Sethi, A. (2022, Semptember 9). Email Forensics Investigation Guide for Security Experts. Stellar. https://www.stellarinfo.com/blog/email-forensics-investigation-guide-for-security-experts/

[16] Statista (February 2021). Number of sent and received e-mails per day worldwide from 2017 to 2025. Statista. https://www.statista.com/statistics/456500/daily-number-of-e-mails-worldwide/

[17] Ugander, J., Karrer, B., Backstrom, L., & Marlow, C. (2011). The Anatomy of the Facebook Social Graph. arXiv. doi: https://doi.org/10.48550/arxiv.1111.4503

[18] Vigen, T. (2014). Spurious Correlation. tylervigen.com. https://tylervigen.com/spurious-correlations

[19] WP Dev Shed (2022). Email Usage Statistics 2022: How Many People Use Email? WP Dev Shed. https://wpdevshed.com/email-usage-statistics/

  1. Un exemple connu est le biais d’observateur
  2. Voir par exemple : https://www.forbes.com/sites/forbestechcouncil/2022/02/16/what-does-big-tech-actually-do-with-your-data/
  3. Voir par exemple le biais d’attribution

Schnyder